L'Actu vue par Remaides : Anne Souyris : « On veut une France sans sida, mais pour cela il faut les mêmes outils de RDR en prison »
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- 24.06.2024
© Jean-Baptiste Lachenal
Par Jean-François Laforgerie
Anne Souyris : "On veut une France sans sida mais pour cela il faut les mêmes outils de RDR en prison"
Sénatrice écologiste de Paris, Anne Souyris est engagée de longue date dans la lutte contre le VIH et pour le déploiement de la réduction des risques (RdR) en prison. Suite à ses deux visites aux Maisons d’arrêt de Versailles et de Villeneuve-lès-Maguelone, la sénatrice partage ses constats et ses préconisations. Entretien.
Remaides : Le 8 mars dernier, vous étiez à la Maison d’arrêt de Versailles puis en mai à celle de Villeneuve-lès-Maguelone, près de Montpellier. Ces deux visites, vous les aviez placées sous le thème de la santé et de l'accès à la prévention et aux soins. Qu'est-ce que vous tirez comme bilan de ces deux visites ?
Anne Souyris : Sur les questions de santé, surtout. J'ai regardé ce qui se passait en termes de prise en charge des questions de drogue et d'attention à ce qui pouvait être corrélé à l’usage de drogues. C'est-à-dire les maladies, les épidémies possibles, le fait d'être contaminé soit par le VIH, soit par le VHC ; mais aussi de s’assurer que tout était mis en place, comme la loi l'exige, pour que les prisonniers et les prisonnières aient les mêmes droits que tout le monde en France. Ce que j'ai pu observer, c'est que ce n'était pas le cas, comme le dit AIDES, d'ailleurs, très justement. Pour moi, le problème ne tient pas au fait que le décret [portant sur la RDR dans la loi santé de 2016, ndlr] ne soit pas paru — il n'y a pas une obligation de décret pour qu’une loi soit appliquée, surtout quand c'est une loi d'égalité d'accès. Je me suis aperçue que chacun faisait comme il pouvait dans les prisons. Il y a des professionnels de santé qui font ce qu'ils peuvent, qui l'assument plus ou moins en fonction du rapport de force qu'ils ont au sein de leur établissement. Il y en a qui ont plus de poids et de pouvoir que d'autres et qui peuvent faire plus de choses que d'autres. Il y a des directeurs qui sont plus ou moins ouverts, malheureusement. Mais cette égalité d’accès n'est pas systématique et c'est un problème. Tout le monde devrait avoir ce même droit. C'est essentiel en démocratie. Les lieux de privation de liberté ne doivent pas être en dehors du droit commun. Enfin, concernant l’usage de drogues, même à la Maison d’arrêt de Villeneuve-Lès-Maguelone, où il y a pourtant un fort engagement sur la question, il n'y a pas de lieu encadré dédié à une consommation de drogue à moindre risque comme les HSA [Halte Soins Addictions, nouveau nom des salles de consommation à moindre risque/SCMR, ndlr], ce qui est encore une fois un droit commun aujourd’hui, droit particulièrement important dans les prisons où l’intimité n’est pas de mise et où la salubrité des lieux n’est pas toujours au rendez-vous. Laisser les prisonniers seuls face à leur consommation de drogues est problématique. L’usage en cellule l’est particulièrement, surtout quand il y a surpeuplement, ce qui est malheureusement la norme aujourd’hui.
Remaides : Quelles mesures faudrait-il mettre en place pour pallier ces manquements ?
Anne Souyris : Il pourrait d’abord y avoir des dépistages systématiquement proposés et répétés de tous les prisonniers, ce qui n’est pas forcément le cas. Je me souviens de ma visite au CRA [Centre de rétention administrative, ndlr], de Vincennes, où le personnel de service de soins n’avait aucune connaissance des outils de RDR. De fait, rien n’était proposé en la matière. C’est désastreux car les personnes restent parfois un an dans de tels centres et celles qui consomment des drogues sont en totale déshérence. La question de la sexualité en détention comme en rétention doit aussi être travaillée. Il est indispensable qu’il y ait une réflexion sur ce sujet. Je sais que des préservatifs sont distribués, mais je ne suis pas certaine que les détenus aillent les chercher d’eux-mêmes, ni puissent s’en procurer facilement. On voit la différence de prise en compte en fonction des connaissances et de l'investissement militant de chacun alors que ça devrait être un droit pour tous les prisonniers, partout en France. Il existe un problème en général pour la prison, comme si des processus mentaux d'inégalité assumés par le pouvoir, par l'État y régnaient. Et c'est cela que nous devons refuser.
Remaides : Lors de votre visite à la maison d'arrêt de Villeneuve-lès-Maguelone, le médecin a exprimé ses réticences sur l'idée de créer une Halte Soins Addictions (HSA) en évoquant des freins à la fois financiers, matériels, humains. Qu’en avez-vous pensé ?
Anne Souyris : J’ai constaté que ce médecin était très impliqué et qu'il va jusqu'au bout de ce qu'il peut faire dans la situation où il est. Je pense qu'il est tellement en lutte à tous les niveaux pour arriver à l’offre de santé actuelle dans son service que créer une HSA n’est pas, aujourd’hui, dans son champ de vision. Pour lui, c'est presque hors champ de son imaginaire, parce qu'on n'est plus dans la même réalité. Et je crois que c'est un homme qui est dans la réalité. Il ne s'est pas opposé à l'idée mais ce n’est pas sa priorité. Il a évoqué les risques de stigmatisation si un détenu va dans une pièce spécifique pour consommer une drogue. Cela dit, la drogue circule partout en prison, et les détenus le savent très bien. Je ne suis pas sûre que la stigmatisation soit amplifiée par un tel dispositif.
Remaides : Les associations ont fait une saisine du Conseil d'État, parce qu'elles expliquaient que la grande différence d’accès à la RdR dans les établissements pouvait s'expliquer par le fait qu'il n'y avait pas de décret d’application cadrant cette partie de la loi Santé de 2016. Vous dites aujourd’hui que, même sans ce décret, le texte est applicable et permettrait déjà de faire des choses…
Anne Souyris : Absolument. Ça serait déjà opposable même si un décret renforcerait les choses. Qui peut le plus, peut le moins. Je pense que la loi pourrait être appliquée immédiatement, sans même qu'on n'attende le décret. Cela dit, c'est un signe qu'il n'y ait pas eu de décret. Cela montre à quel point nos autorités n'assument pas vraiment la politique de réduction des risques en France. C’est visible à tous les niveaux. La difficulté à implanter de nouvelles HSA n'est que la partie émergée de l’iceberg. Nous avons, en France, les deux anciennes SCMR [salles de consommation à moindres risques, ndlr], mais depuis, il n'y a plus rien. Concernant les prisons, il faudra revenir sur cette loi de 2016. Que ce soit par décret ou par une nouvelle proposition de loi plus précise sur ce qu'on voudrait spécifiquement voir mis en œuvre en milieu carcéral , notamment en matière de RdR. Depuis 2016, les dispositifs de droit commun de RdR ont évolué, il faut en intégrer les nouvelles dimensions en prison. Il faut instaurer l'obligation de proposition de dépistage régulière en prison, comme ce qu’on prône pour une France sans sida : soit, pour les personnes dites cible, une fois tous les 6 mois : pour les soigner si besoin, pour stopper l'épidémie enfin. On veut une France sans sida, mais pour cela, il faut les mêmes outils de RdR en prison qu’à l’extérieur
Remaides : Qu'est-ce qui explique, à votre avis, cette situation alors que, par ailleurs, le gouvernement considère que les personnes détenues font partie des publics vulnérables et que la santé en prison est une priorité de santé publique ?
Anne Souyris : D'abord, la question de la drogue reste taboue en France et particulièrement en prison parce qu'elle n’est pas censée y circuler. Mais quand on interroge le personnel et les détenus, on nous dit qu’il y en a ; ce que tout le monde sait. Tout le monde ! Et pourtant, on reste dans un déni de la réalité. C’est très français. Donc, s'il y a des pratiques qui existent en dehors de la loi, on fait comme si elles n’existaient pas. On ne parle pas de la réalité. C'est un rapport idéologique à la loi qui ne va pas. De plus, il reste un travail important à faire sur le rapport à la drogue et le rapport à la sexualité, deux sujets tabous en prison. Sur la prévention, c'est l'éternel débat. On veut bien employer le mot « prévention », un terme large dans lequel on met beaucoup de choses et qui fait référence à ce qui se passe en amont d’un problème. Or, on n’est plus dans cela quand on parle de réduction des risques. Là, on fait référence à des gens qui prennent des drogues, qui ont une sexualité la plupart du temps aussi. On est dans la réalité. Il faudrait partir de cette réalité-là, s’y confronter vraiment. J'espère que notre prochain gouvernement le fera.
Remaides : Quels sont vos leviers, en tant que parlementaire pour faire changer les choses ? Que voyez-vous comme pistes qui peuvent être facilement mises en œuvre pour que cela puisse changer ?
Anne Souyris : Il faudra poser cette question au nouveau gouvernement à l’issue des élections législatives : comment comptez-vous appliquer le droit commun aux prisons, notamment sur les questions d’accès aux soins et de réduction des risques ? Si, on nous dit on va l'appliquer tout de suite. D’accord, on fait un décret et c’est très bien. Si rien ne bouge, dans ce cas-là, il faudra pousser à une nouvelle loi. Quoi qu’il en soit, je continuerai à aller visiter des prisons et à témoigner.
Remaides : Est-ce que vous écrivez au Garde des Sceaux sur les observations que vous faites à l'occasion des visites ? Est-ce que cela vous semble être utile ?
Anne Souyris : Je ne l'ai pas fait parce que, ce que j'ai vu, pour l'instant, c'était presque le mieux-disant du genre. Donc, je préfère avoir une vision un peu plus large pour faire part au ministre de mes observations globales. Je pense, à terme, qu’il serait intéressant d’avoir un recensement des pratiques d’accès aux soins et réalité des pratiques de RDR - qui existent dans toutes les prisons françaises. J’ai en revanche d’ores et déjà envoyé deux questions écrites à M. Dupond-Moretti [Garde des Sceaux et ministre de la Justice, ndlr], et au ministère de la Santé sans avoir à ce stade reçu aucune réponse. Ces questions concernaient plus généralement l’accès aux soins des personnes incarcérées. En effet, non seulement le sous-effectif de personnel soignant est notoire dans les prisons, mais en outre, l'accès à l’hôpital est également réduit, faute le plus souvent de possibilité d’accompagnement pénitentiaire. Le risque pendant les Jeux olympiques est accru, posant une question récurrente et cet été plus important encore de diagnostic retardé, donc de déficience de soins et de mortalité accrue. Ces questions ont déjà été soulevées et montrées du doigt par l’Observatoire international des prisons. Cette iniquité d’accès aux soins est un problème grave. Le gouvernement doit répondre, la santé est un droit fondamental, mentionné dans notre constitution. Il doit absolument s’appliquer en prison. Le gouvernement va changer dans les prochaines semaines donc on va les réécrire… En politique, il faut être tenace ! En résumé, je dirais qu’il faut une politique globale sur la question des drogues et de la sexualité en prison mais aussi sur l'accès aux dépistages, à la RDR mais plus généralement d’accès à la prévention et aux traitements. Il ne s'agit pas simplement de se dire, on fait de la prévention car on a donné des préservatifs. Il faut qu’on sache ce qui manque dans ce dispositif actuellement, qu'est-ce qui est systématique, qu'est-ce qui ne l'est pas. Et pour l'instant, cette photographie-là, on ne l'a pas.
Propos recueillis par Jean-François Laforgerie
Qui est Anne Souyris?
C’est une personnalité politique engagée dans la lutte contre le sida, en faveur de l’accès aux droits des personnes exclues de la société et des minorités, du féminisme et plus globalement des enjeux de santé, dont ceux liés à la réduction des risques. Avant d’entamer une carrière politique, Anne Souyris a travaillé de 1991 à 1997 comme journaliste au Journal du Sida (publication créée et éditée par Arcat Sida), puis elle a été rédactrice en chef de la revue PEDRO (prévention éducation drogues) à l’Unesco jusque 2002 et journaliste à l’agence de presse Reuters. Elle a également été enseignante : professeure des écoles et chargée de cours à l’université. Sa carrière politique commence au milieu des années 2000. Elle est conseillère régionale d’Île-de-France de 2004 à 2010 ; parallèlement, elle est porte-parole nationale des Verts sur la même période. Elle devient conseillère de Paris en 2014 (Europe Écologie Les Verts), puis conseillère métropolitaine en 2016. En 2017, elle devient adjointe à la maire de Paris chargée de la Santé, des relations avec l’AP-HP, de la santé environnementale, de la lutte contre les pollutions et de la réduction des risques. Elle est élue sénatrice (Groupe Écologiste-Solidaire et Territoire) de Paris en 2023. Son implication sur la question des drogues et les enjeux de RdR est ancienne. En 2010, l’élue signe une tribune dans Le Monde pour un changement radical des politiques hypocrites et inefficaces sur les drogues : pour une distribution contrôlée, la dépénalisation et la production en circuits courts. Anne Souyris a également porté le projet de la première salle parisienne de consommation à moindre risque (SCMR) installée dans le Xe arrondissement en 2016. En 2018, celle qui est alors adjointe à la Santé plaide pour une prise en charge des personnes consommatrices et pour l’ouverture de quatre salles de consommation à moindre risque à Paris pour répondre aux besoins sanitaires et aux enjeux sécuritaires de la ville. En 2019, un plan d’action de lutte contre le crack est mis en place à Paris sur son initiative.
RdR et santé en prisons : Anne Souyris à la question
Depuis le début de son mandat de sénatrice, la parlementaire a, par deux fois, interpellé le gouvernement concernant l’accès aux soins en détention.
Une première question écrite (N°11390 ; 25 avril 2024) porte sur la « réduction des
risques en prison », elle est adressée à Frédéric Valletoux, ministre chargé de la Santé et de la Prévention ; elle est réattribuée à Éric Dupont-Moretti, ministre de la Justice. La sénatrice y interroge le ministre « sur la publication des décrets d'application relatifs au volet de la réduction des risques en prison de la loi N° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé ». « Cette loi prévoit notamment l'extension à la réduction des risques (RDR) du principe d'équivalence des soins entre le milieu ouvert et le milieu fermé », rappelle la parlementaire. Anne Souyris y explique que dans un « contexte de pratiques de consommation à risques et d'absence de matériel de réduction des risques stérile (inhalation, injection), la prévalence du virus d'immunodéficience humaine (VIH) et des hépatites virales est six à dix fois plus importante que dans la population générale. Ainsi, sans décret, les dispositifs et outils de réduction des risques varient d'un établissement à un autre, et sont la plupart du temps inexistants, aux dépens des détenus et de leur santé », déplore-t-elle. Elle interroge le ministre « afin de savoir si un futur décret entend garantir l'accès aux outils et dispositifs de réduction des risques dans l'ensemble des établissements pénitentiaires en France, et ce dans quels délais ».
Rebelote en mai 2024, cette fois, la sénatrice interpelle le gouvernement sur « L’accès aux soins en prison » (question écrite N°11805, 23 mai 2024). Anne Souyris a écrit au ministre chargé de la Santé et de la Prévention, Frédéric Valletoux. Elle souhaite l’alerter « sur les difficultés d'accès aux soins des personnes incarcérées ». Elle mentionne différents rapports et travaux mettant en lumière « une offre de soins sous-dimensionnée avec des dotations en personnel insuffisantes et mal réparties, une vacance de postes importante, des moyens matériels insuffisants et inadaptés ou encore un accès insuffisant aux spécialistes » en détention. « Ces difficultés d'accès aux soins entraînent des retards diagnostiques et des pertes de chance considérables », avance l’élue. Elle demande au ministre Valletoux d’indiquer « quelles actions concrètes vont être entreprises pour garantir l'accès aux soins des personnes détenues, via les prises en charge internes des unités sanitaires pénitentiaires ainsi qu'externes via l'extraction médicale ». Ces deux questions écrites n’ont, à ce jour, pas eu de réponses de la part des ministres concernés.