Hommage : il y a un an, Daniel Defert (fondateur de AIDES) s'est éteint
- Actualité
- 07.02.2024
Le 7 février 2023, il y a tout juste un an, Daniel Defert s'est éteint à l'âge de 85 ans. Fondateur de AIDES en 1984, il présida l'association pendant sept ans, jusqu'en 1991. À l'occasion du premier anniversaire de sa disparition, nous lui rendons hommage en republiant cet article qui revient sur sa vie qui fut immensément riche.
Par Nicolas Charpentier
Disparition de Daniel Defert
Figure majeure de la lutte contre le sida en France, philosophe, sociologue, compagnon et éditeur de Michel Foucault, Daniel Defert, fondateur de l’association AIDES (en 1984) est mort à Paris le mardi 7 février 2023, à l’âge de 85 ans.
Daniel Defert était le fondateur de AIDES. Il avait initié ce mouvement suite au décès, en juin 1984, de son compagnon le philosophe Michel Foucault, des conséquences du sida. L’histoire est connue, Daniel fondera AIDES en réaction au contexte de la mort de Foucault et la dissimulation du diagnostic à ce dernier. Il crée en septembre 1984 l’association dont il sera président jusqu’en 1991. Dans les statuts, déposés en novembre 1984, on peut lire les objectifs suivants auxquels elle se destine : « Identifier et faire connaître les besoins sociaux des malades du sida ; créer des réseaux de soutien aux malades ; diffuser une information scientifique dans les milieux à haut risque et auprès du public ; encourager la recherche sur le sida par des interventions publiques et un soutien financier, organiser des campagnes d’information, de prévention, de financement et de défense de l’image et de la dignité des malades ».
Pour Defert, l’enjeu était politique : « En 1984, cet enjeu était incontournable parce que les cas de sida avaient doublé : à la fin de cette année, on était passé à 294 cas. C’est la première année où le sida émergeait en France comme épidémie. D’autre part, l’infection touchait des Africains et des homosexuels. Pour moi, en 1984, un des enjeux importants consistait à éviter, qu’à travers cette maladie surgisse une homophobie. Il me semblait essentiel de créer un contexte susceptible d’éviter, de prévenir les phénomènes de rejet qui concerneraient directement les malades, mais également tout un groupe social. [...] Pour la première fois, l’homosexualité, le fait de la toxicomanie deviennent des objets que le pouvoir politique doit considérer, reconnaître et pas seulement nier ou réprimer. Ce sont des nouveaux objets pour le politique. »1
Qui était Daniel Defert ? Quelle est son histoire personnelle, militante, intellectuelle ? Quel est son legs militant et intellectuel ? Daniel a raconté cette histoire dans un très bon livre2, mais voici quelques éléments pour cerner le personnage. Il est né et a grandi dans l’Yonne. Après quelques hésitations, il part faire une prépa à Lyon puis destination Paris. Élève à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, c’est là qu’il va connaitre son premier engagement militant au sein du syndicat étudiant de gauche, l’Unef, alors que le mouvement de lutte contre la guerre d’Algérie bat son plein. Dès lors et jusqu’aux années 1990, Defert marchera toujours sur deux pieds : celui d’une carrière académique et celui du militantisme.
Sa carrière académique l’amènera jusqu’au poste de maître de conférence qu’il occupera à l’université Paris 8, sans atteindre le professorat, puisqu’il n’a jamais achevé sa thèse de doctorat. Après l’agrégation de philosophie, il va partir comme coopérant, enseigner dans un lycée de Tunis. À son retour en 1965, il partage déjà la vie de Michel Foucault depuis 1963 ; il sera assistant en histoire de la philosophie à l’université de Clermont-Ferrand où Foucault enseigne. Ensuite, il entreprend sa thèse, qu’il réalise sous la direction de Raymond Aron. Il s’intéresse à la naissance de la science sociale comme discipline académique. Parallèlement, il occupe un poste d’attaché de recherche au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) qui l’amène à réaliser une enquête de type sociologique en Bretagne pendant une épidémie de typhoïde. Nous sommes alors en mai 1968 et, de retour à Paris, Defert découvre les événements. Ce qu’il observe est certainement un moment de bascule pour lui, car le contraste est complet entre la difficulté qu’il a à recueillir la parole des gens en Bretagne, réticents à s’exprimer devant quelqu’un qui représente une autorité institutionnelle, et le mouvement d’expression qui émerge dans la rue à Paris. Il fréquente à ce moment un comité d’action santé et ce qui le frappe, c’est l’expression d’une parole clairvoyante des personnes elles-mêmes sur le système de santé. Moment de bascule car Daniel explique qu’à partir de ce moment, il considérera comme analyseur social, non pas le métier de sociologue, mais le mouvement de masse. Peu après, il stoppera son travail de thèse et rejoindra l’université alors expérimentale de Vincennes, qui deviendra plus tard l’université de Paris 8, où il fera tout le reste de sa carrière universitaire.
Sa carrière militante, comme on dit en sociologie, sera marquée, quant à elle, par son entrée à la Gauche Prolétarienne (GP) en 1970. La GP est alors interdite par le gouvernement Chaban-Delmas, depuis le 27 mai. Defert rejoint la GP, devenue clandestine, et intègre l’Organisation des prisonniers politiques (OPP), devant maintenir la liaison avec ceux et celles emprisonnés-es afin de préparer leur procès. On compte plusieurs centaines de militants-es incarcérés-es après l’interdiction de la GP. Leur revendication est d’obtenir le statut de prisonnier politique et la reconnaissance de droits (droit de réunion en prison, droit à l’information, à la communication avec son organisation). C’est dans ce contexte, toujours en 1970, et avec la volonté de constituer une commission d’enquête sur les prisons, que Daniel Defert participe à la création du Groupe d’information sur les prisons (GIP). Suivant l’avis de Foucault, le GIP ne retient pas l’idée de la commission d’enquête, mais met à profit celle d’enquêtes clandestines menées en prison afin de faire entendre la voix des détenus-es. Cet engagement prend la forme d’un long travail souterrain qui permet de problématiser la question de la prison, absente de l’espace politique d’alors. Le GIP constitue un mouvement transversal composé d’universitaires, de médecins, de journalistes, d’avocats-es, de travailleurs-ses sociaux-les et d’anciens-nes détenus-es. Parallèlement au GIP, le Comité d’action des prisonniers est créé, notamment par Serge Livrozet, ou encore l’ADDD (Association de défense des droits des détenus). La mobilisation du GIP se termine en 1973.
Que peut-on retenir de Daniel Defert dans la lutte contre le sida ? Daniel n’était certainement pas le leader incarné d’un mouvement, ni le manager grand organisateur, en témoignent les différents courants au sein de AIDES dans les années 1980, voire les scissions qui suivirent ! Le legs de Daniel se situe ailleurs. Il a articulé une pratique militante avec un savoir sociologique, autrement dit : un savoir sur la société. Cette articulation est aussi à relier avec la pensée de Foucault dans le sens où Defert a, en quelque sorte, mis en action la pensée du philosophe, autant comme manière de lire le social que de le transformer. Très concrètement, Daniel nous a légué un outil pensé pour la transformation sociale, c’est-à-dire pour œuvrer à faire évoluer notre société, la manière dont celle-ci peut prendre en compte certaines minorités, la manière dont cette société peut s’organiser pour être inclusive et non discriminatoire. Cet outil, c’est l’association AIDES. À l’instar de Foucault qui a conçu son œuvre comme une boîte à outils, remplie de ce que l’on appelle des concepts, Defert a, lui, contribué à créer un modèle pour agir.
Le lien entre ce qui serait théorique et ce qui relèverait de la pratique devient plus ténu. Ce qui est assez clair néanmoins, c’est le propos qui reste associé à cette expérience qu’est AIDES (et avant cela le GIP), un propos à la fois comme récit de luttes et comme réflexion sur l’organisation même de ces luttes. De Daniel Defert, nous pouvons alors nous souvenir de deux expressions qui rendent compte de ces luttes et aident à structurer celles d’aujourd’hui comme de demain. Tout d’abord, Daniel Defert a énoncé à la fin des années 1980 que le réformateur social était le malade. Que celui par qui venait le changement, ou la possibilité du changement, c’était donc la personne qui était concernée par ce qui était à changer, à faire évoluer. Par son expérience de la maladie, du système de santé, sa confrontation aux normes qui ont cours dans la société, mais qui l’excluent ou le stigmatisent, la personne vivant avec le VIH, ou celle la plus exposée au risque de s’infecter, constituent la base qui permet de penser le changement. Cette expérience du « malade », comme on disait avant, s’est constituée comme nouveau savoir, comme nouvelle expertise, lorsqu’elle était partagée au sein du collectif de malades, bien souvent au sein des associations.
Résumons : de nouvelles mobilisations fondées sur l’identification communautaire de ceux et celles concerné-es, la constitution d’un savoir nouveau qui émerge comme contre-pouvoir à d’autres considérés habituellement comme légitimes : pouvoir médical, pouvoir de l’État, pouvoir économique, etc. Et enfin, la constitution d’un collectif, d’un mouvement, dont les objectifs ne sont pas la prise du pouvoir, mais la transformation en profondeur des valeurs qui organisent notre société. Cette mise en mouvement des personnes concernées pour changer la société : c’est donc la seconde expression, ce que Daniel Defert a nommé un mouvement socio-éthique. Par exemple, c’est sur la base d’une mobilisation socio-éthique qu’il a été possible d’ancrer la prévention contre le VIH. Les règles du sexe à moindre risque (safer sex) et l’usage du préservatif ont permis de lutter contre la stigmatisation des malades et d’instaurer un environnement inclusif pour ceux-ci d’un point de vue sexuel, en déplaise aux forces conservatrices qui ont tout fait alors pour empêcher la diffusion de ces outils de prévention.
Daniel Defert nous a quittés-es, mais nous avons toutes les raisons de penser qu’il restera durablement à nos côtés pour mener, jusqu’à la dernière ligne droite, la lutte contre le sida et pour d’autres combats que nous pouvons dès lors appeler socio-éthiques.