L'actu vue par Remaides Travail du sexe : la CEDH valide la loi française de 2016
- Actualité
- 31.07.2024
© Célia Bancillon-Casanova
Par Jean-François Laforgerie
Travail du sexe : la CEDH valide
la loi française de 2016
Le 31 août 2023, plus de trois ans après avoir reçu la requête de 261 travailleurs-ses du sexe (TDS) contestant la Loi Prostitution de 2016, la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), avait jugé leur requête recevable. Elle vient de rendre son jugement sur le fond (25 juillet 2024). C’est une défaite pour les TDS requérants-es puisque la Cour affirme que la France peut pénaliser l’achat de relations sexuelles. Explications et réactions d’ONGS présentes lors de la conférence mondiale sur le sida, à Munich.
Une "victoire d'étape", il y a un an
En août 2023, les 261 travailleurs-ses du sexe (TDS) contestant la Loi Prostitution de 2016 et les associations qui les accompagnaient dans cette procédure avaient affiché leur « réelle satisfaction » et fait part de leur « surprise ». Car pour une surprise, l’acceptation de leur requête par la CEDH en était vraiment une. Franchir l’écueil de la recevabilité était un premier pas important pour les requérants-es : plus de 90 %, voire 95 % des requêtes adressées à la CEDH sont, en effet, déclarées irrecevables. On mesurerait alors le tour de force. Lors d’une conférence de presse dans les locaux de Médecins du Monde (MDM), on qualifiait même cela de « victoire d’étape ». On restait cependant prudent quant au jugement sur le fond et à la conclusion de la procédure.
« Cette décision est inattendue car la cour ne s’est pas prononcée sur le fond de l’affaire, rappelait Sarah-Marie Maffesoli, référente sur le travail du sexe à Médecins du Monde France, lors de la conférence de presse d’août 2023. Nous ne saurons toujours pas aujourd’hui si la Cour européenne des droits de l’Homme reconnaît la violation des droits fondamentaux des travailleuses du sexe. Reste que la cour a examiné dans le détail la qualité de victimes [des requérants-es]. Elle a estimé, en tant que tel, que l’existence de la loi en droit français conduisait à la clandestinité et l’isolement des travailleuses du sexe et que les requérantes produisent des éléments qui tendent à prouver que la clandestinité et l’isolement les exposent à plus de risques. Donc, la cour reconnaît que la loi a un impact, qu’il est plutôt négatif à l’égard des travailleuses du sexe, et cela sans préjuger du fond ».
Les bases d'une requête
Dans sa décision de recevabilité, la CEDH rappelait les bases de la requête : « Selon les requérants, qui exercent la prostitution de manière licite, l’incrimination des clients de la prostitution pousse les personnes prostituées à la clandestinité et à l’isolement, les expose à des risques accrus pour leur intégrité physique et leur vie et affecte leur liberté de définir les modalités de leur vie privée. Ils soutiennent qu’elle porterait, en conséquence, atteinte à leurs droits au titre des articles 2 (droit à la vie), 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme ». Dans un communiqué, la CEDH expliquait admettre « la recevabilité des requêtes après avoir reconnu que les requérants pouvaient se prétendre victimes, au sens de l’article 34 (droit de requête individuelle) de la Convention, de la violation de leurs droits » concernant les trois articles mentionnés plus haut. Par cette décision, la Cour reconnaissait implicitement « l’impact négatif de la loi sur les travailleuses du sexe », soulignait un communiqué de différentes organisations regroupant des travailleuses et travailleurs du sexe (comme le Strass) ou soutenant les TDS en matière d’accès aux droits et à la santé et dans la procédure en cours (Acceptess-T, Médecins du Monde, Act Up-Paris, AIDES, Arcat, le Planning familial, Sidaction, Grisélidis, etc.). Cela, c’était l’été dernier.
La CEDH se prononce sur le fond
Le 25 juillet 2024, la CEDH s’est donc prononcée sur le fond. Dans son arrêt, la CEDH souligne qu’elle est « pleinement consciente des difficultés et risques —indéniables — auxquels les personnes prostituées sont exposées dans l’exercice de leur activité », dont les risques pour leur santé et leur sécurité. Elle indique toutefois que ces « phénomènes étaient déjà présents et observés avant l’adoption de la loi » de 2016, « les mêmes effets négatifs ayant par le passé été attribués à l’introduction du délit de racolage dans le droit français ». « Il n’y a pas d’unanimité sur la question de savoir si les effets négatifs décrits par les requérants ont pour cause directe la mesure que constitue la pénalisation de l’achat d’actes sexuels, ou de leur vente, ou sont inhérents et intrinsèques au phénomène prostitutionnel en tant que tel ou qu’ils seraient le résultat de tout un ensemble de facteurs sociaux et de pratiques comportementales », indique la Cour. Dans son arrêt, la CEDH indique : « La Cour a déjà eu l’occasion de relever que la France avait opté pour une approche dite « abolitionniste » en matière d’encadrement juridique de la prostitution et qu’elle figurait parmi les vingt-cinq États membres qui avaient ratifié la Convention des Nations Unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui du 2 décembre 1949, dont le préambule stipule notamment que la prostitution est « incompatible avec la dignité et la valeur de la personne humaine » (…) La Cour a déjà souligné qu’elle jugeait la prostitution incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine dès lors que cette activité était contrainte. Elle a également souligné à maintes reprises l’importance de lutter contre les réseaux de prostitution et de traite des êtres humains, ainsi que l’obligation des États parties à la Convention de protéger les victimes. La Cour accepte que les objectifs poursuivis par la mesure litigieuse, tels qu’ils sont présentés par le Gouvernement, à savoir la défense de l’ordre et de la sûreté publics, la prévention des infractions pénales ainsi que la protection de la santé et des droits et libertés d’autrui, constituent des buts légitimes, au sens de l’article 8 de la Convention ».
"Des questions morales et éthiques très sensibles"
La CEDH rappelle aussi qu’elle « a déjà eu l’occasion de relever que les problématiques liées à la prostitution soulèvent des questions morales et éthiques très sensibles, qui donnent lieu à des opinions divergentes, souvent conflictuelles, notamment sur le point de savoir si la prostitution en tant que telle peut être consentie ou si, au contraire, elle résulte toujours d’une forme d’exploitation recourant à la contrainte. Elle constate qu’il n’existe toujours pas de communauté de vues, ni entre les États membres du Conseil de l’Europe ni au sein même des différentes organisations internationales saisies de la question quant à la meilleure manière d’appréhender la prostitution ». Elle « observe que le recours à la pénalisation générale et absolue de l’achat d’actes sexuels en tant qu’instrument de lutte contre la traite des êtres humains fait actuellement l’objet de vifs débats suscitant de profondes divergences aussi bien au niveau européen qu’au niveau international, sans qu’une tendance claire ne s’en dégage. Dès lors, elle considère qu’il y a lieu d’accorder à l’État défendeur [la France, ndlr] une ample marge d’appréciation dans ce domaine ».
Estimant que « les autorités françaises ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu » et n’ont « pas outrepassé (leur) marge d’appréciation », la CEDH a jugé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 8. Elle invite cependant les autorités françaises à « garder sous un examen constant » leur approche en la matière « de manière à pouvoir la nuancer » en fonction de l’évolution de la société.
Les abolitionnistes et le gouvernement à la fête
Comme on l’imagine cette décision a suscité de nombreuses réactions. « La décision de la CEDH valide la position abolitionniste de la France. Le corps des femmes n’est pas à vendre. Le désir ne s’achète pas », a réagi la ministre démissionnaire chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Aurore Bergé, citée par l’AFP. « Les victimes du système prostitutionnel seront toujours protégées », a-t-elle souligné dans une réaction transmise à l’AFP, et tous ceux qui incitent ou profitent de la prostitution « seront toujours poursuivis ». C’est un « signal fort que la CEDH conforte la loi française », s’est réjouie Lenaïg Le Fouillé, secrétaire générale du Mouvement du Nid, association abolitionniste. « Les pays abolitionnistes comme la Suède ou l’Irlande regardaient avec intérêt cette décision de la CEDH », a-t-elle souligné. Maintenant, « on attend de grandes campagnes nationales pour changer le regard de la société en direction des clients, comme c’est le cas actuellement à l’occasion des JO, avec des affichages dans la ville qui rappellent la loi pénalisant les clients et que l’achat d’actes sexuels est interdit ».
De son côté, Sarah-Marie Maffesoli, référente travail du sexe chez Médecins du Monde France, a fait part de son désappointement. « Nous sommes déçus-es car la Cour reconnaît que la pénalisation des clients a un impact négatif sur leurs travailleurs du sexe (...) mais refuse de condamner la France », a-t-elle réagi.
Des associations déplorent la décision de la CEDH
Plusieurs associations (voir la liste en fin d’article) ont réagi dans un communiqué commun (25 juillet). Elles considèrent que la « CEDH n’a pas su exercer son rôle de protectrice des droits fondamentaux ». Elles alertent aussi sur « les risques engendrés par une telle décision : plus de violences sexistes et sexuelles, ainsi qu’une plus grande contamination par le VIH et les IST ». « En se retranchant derrière la marge d’appréciation des États [voir plus haut, ndlr], la Cour a aujourd’hui fait application d’une jurisprudence classique et néanmoins délétère. Elle faillit à protéger les droits fondamentaux des personnes pour des motifs politiques. Cette décision va à l’encontre des recommandations des grandes agences onusiennes (Organisation mondiale de la Santé, Onusida, Programme des Nations unies pour le développement/PNUD notamment) mais également des institutions françaises de protection des droits fondamentaux, telles que la Commission nationale consultative des droits de l’Homme ou le Défenseur des droits. L’amalgame persistant entre exploitation et travail sexuel nuit à la protection de la santé et de la sécurité des personnes concernées », soutiennent les associations. Dans leur texte, les ONG défendent l’idée que « la pénalisation ne protège pas les personnes exerçant le travail sexuel, quelle que soit leur situation. Au contraire, elle entraine une dégradation de leur santé, les expose à plus de clandestinité, plus de risques de contamination au VIH/sida et autres infections, ainsi que plus de violences sexuelles et sexistes. Selon une étude de 2017, les dix pays criminalisant le travail sexuel (répression directe ou indirecte) en Europe, sont ceux qui connaissent des taux de prévalence au VIH chez les TDS huit fois supérieurs (environ 4 %) aux 17 pays où celui-ci est légal (environ 0,5 %).
Alors que la 25ème conférence internationale sur le sida de Munich prend fin le 26 juillet, « et que les États se targuent de mettre fin à l’épidémie à l’horizon 2030, cette décision est particulièrement irresponsable ». Dans leur communiqué, les signataires déplorent la décision de la Cour ; elles estiment que « la guerre n’est pas perdue » et évaluent « l’opportunité de continuer le combat devant la Grande Chambre. Pour que le droit prévale sur l’idéologie ». La procédure devant la Grande Chambre se fait par renvoi demandé par l’une des parties (en l’occurrence, ici, ce serait les requérants-es) dans les trois mois à compter de la date du prononcé de l’arrêt rendu par une chambre. L’affaire n’est instruite que si la Grande Chambre l’accepte. L’examen par la Grande Chambre reste une exception.
Associations et structures signataires : AATDS (Association des AlliéEs des TDS), Acceptess-T, Act Up-Paris, AIDES, Arap-Rubis, ARCAT, Cabiria, Collectif Français de ChercheursEs sur le Travail du Sexe, Collectif des femmes de Strasbourg Saint Denis, Élus locaux contre le sida, Fédération Parapluie Rouge, Frisse, Grisélidis, Inter-LGBT, Le Bus des femmes, Les Roses d’acier, Médecins du Monde-F, Mouvement français pour le Planning Familial, Nous Toutes, Paloma, PASTT, Sidaction, STRASS, Toutes des femmes.
Loi de 2016 : un long combat… pour en finir !
2013 : Une proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel est déposée à l’initiative du Parti socialiste par le député Bruno Leroux et plusieurs de ses collègues. Le texte est voté par l’Assemblée nationale en décembre de la même année en première lecture.
2015 : Il faut attendre plus de deux ans pour que le Sénat se saisisse à son tour du texte et le vote en mars. Le texte repasse à l’Assemblée nationale en juin de la même année pour une deuxième lecture, puis en octobre au Sénat.
2016 : La loi « visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées » est adoptée le 6 avril 2016, puis promulguée le 13 avril. Elle entre en vigueur en 2016. La loi abroge le délit de racolage, qui est remplacé par la verbalisation des clients, avec une amende de 1 500 euros pouvant aller jusqu’à 3 750 euros en cas de récidive, parfois complétée par un stage de sensibilisation. Elle instaure également une sortie du « parcours prostitutionnel » pour les personnes volontaires. Ce dispositif ouvre la voie à la délivrance d'un titre de séjour de six mois, à une aide financière (330 euros mensuels) et facilite l'accès à un logement social et à des actions de réinsertion. À l’époque, l’entrée dans le parcours de réinsertion était conditionnée à l’arrêt de l’activité. Cela a changé à la suite d’une décision du Conseil d’État disant que l’on ne peut pas être privé de revenu. Dans les faits, les personnes volontaires s’engagent dans un parcours « accompagné » de sortie de la prostitution, ce qui les oblige à arrêter leur activité. Se met alors en place une « aide à l’insertion sociale et professionnelle (AFIS) » dont le montant est de 343,20 euros par mois pour une personne seule, de 449,28 euros mensuels avec un enfant à charge, etc. Ce montant très bas, insuffisant pour vivre, ne peut se cumuler avec d’autres prestations (RSA, allocation pour personne demandeuse d’asile, etc.).
2017 : L’étude « National sex work policy and HIV prevalence among sex workers: an ecological regression analysis of 27 European countries » est publiée en mars dans The Lancet. Elle met en évidence que les dix pays qui criminalisent le plus le travail sexuel ont huit fois plus de prévalence au VIH (environ 4 %) que les 17 pays où la vente de services sexuels est légale (environ 0,5 %).
2018 : Le rapport « Que pensent les travailleur.se.s du sexe de la loi prostitution ? » est publié en avril, deux ans après l’entrée en vigueur de la loi. Entre juin 2016 et février 2018, la chercheuse Hélène Le Bail (Sciences Po-Ceri, CNRS) et le sociologue Calogero Giametta, associés à Noémie Rassouw (Institut national des langues et civilisations orientales), ont évalué l'impact de la loi sur les conditions de vie et de travail des travailleuses et travailleurs du sexe dans neuf grandes villes et leurs campagnes avoisinantes, à travers 70 entretiens individuels semi-directifs, la consultation de 38 personnes en focus groupes, et 24 auditions d'associations. En parallèle, un collectif de plusieurs associations (dont Grisélidis, Cabiria, Paloma, les Amis du bus des femmes, Collectif des femmes de Strasbourg-Saint-Denis, Acceptess-T, le Planning familial, AIDES, le Strass, Arcat, etc.) a mené une enquête quantitative en janvier et février 2018, auprès de 583 TDS. Le verdict est sans appel : sur le plan sanitaire, la loi va à l'encontre de la prévention des risques. La loi « rend malade et abîme les droits fondamentaux », « accroît la vulnérabilité sociale et sanitaire des personnes », dénonce la Dre Françoise Sivignon, qui était alors présidente de Médecins du Monde (MDM).
Le 1er juin 2018, le Strass (Syndicat du travail sexuel) et plusieurs organisations non gouvernementales (Médecins du monde, la fédération Parapluie rouge, les amis du Bus des femmes, Cabiria, Grisélidis, Paloma, AIDES, Acceptess-T et cinq personnes à titre individuel, dont quatre sont aujourd’hui requérants-es devant la CEDH, saisissent le Premier ministre, Édouard Philippe, d’une demande d’abrogation d’un décret concernant le stage de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels. Il s’agit d’une peine complémentaire instaurée par la loin d’avril 2016. Les services du Premier ministre ne répondent pas. En septembre, le syndicat, les ONG et les cinq personnes saisissent le Conseil d’État d’une demande d’annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet du Premier ministre puisque ce dernier n’a pas répondu à la demande d’abrogation. Ils invitent la juridiction à renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution. Le Conseil d’État transmet cette question au Conseil constitutionnel.
2019 : Le Conseil constitutionnel rend sa décision le 1er février 2019. Le Conseil constitutionnel y rappelle qu’il « appartient au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de prévention des infractions et, d’autre part, l’exercice des libertés constitutionnellement garanties, au nombre desquelles figure la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ». Fort de ce principe, il note que : « Le législateur a entendu, en privant le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et contre la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle ». Il explique aussi avoir juger que « le législateur a assuré une conciliation qui n’était pas manifestement déséquilibrée entre, d’une part, l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de prévention des infractions et la sauvegarde de la dignité de la personne humaine et, d’autre part, la liberté personnelle ». Et de conclure « Le législateur a retenu un moyen qui n’est pas manifestement inapproprié à l’objectif de politique publique poursuivi. Au regard du droit à la protection de la santé, résultant du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, le Conseil constitutionnel a jugé qu’il ne lui appartenait pas de substituer son appréciation à celle du législateur sur les conséquences sanitaires pour les personnes prostituées des dispositions contestées, dès lors que cette appréciation n’est pas, en l’état des connaissances, manifestement inadéquate ».
Le 7 juin 2019, le Conseil d’État rejette la requête. Il renvoie à la décision du Conseil constitutionnel de février. Voici comment il argumente sa décision : « […] dès lors qu’elle est contrainte, la prostitution est incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine. Le choix de prohiber la demande de relations sexuelles tarifées par l’incrimination instituée par les dispositions contestées de la loi du 13 avril 2016 repose sur le constat, […] que, dans leur très grande majorité, les personnes qui se livrent à la prostitution sont victimes du proxénétisme et de la traite d’êtres humains qui sont rendus possibles par l’existence d’une telle demande. Dans ces conditions, alors même qu’elles sont susceptibles de viser des actes sexuels se présentant comme accomplis librement entre adultes consentants dans un espace privé, les dispositions litigieuses ne peuvent, eu égard aux finalités d’intérêt général qu’elles poursuivent, être regardées comme constituant une ingérence excessive dans l’exercice du droit au respect de la vie privée protégé par l’article 8 de la Convention [...] ». Les décisions du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État épuisent les voies de recours internes. Reste que si on estime être victime d’une violation d’un droit ou d’une liberté protégé par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, il existe un droit de recours individuel, véritable droit d’action de l’individu au plan international devant la CEDH.
En décembre 2019, 261 personnes travailleuses du sexe, parmi lesquelles une majorité de migrants-es (Albanie, Algérie, Argentine, Belgique, Brésil, Bulgarie, Cameroun, Canada, Chine, Colombie, Dominique, Grande-Bretagne, Guinée-Equatoriale, Espagne, Niger, Pérou, Roumanie, Venezuela) et/ou appartenant à des minorités de genre, saisissent individuellement la Cour européenne des droits de l’homme. À noter qu’une partie des requérantes n’avaient pas de titres de séjour valides au moment du lancement de la procédure, ce qui est un signe de courage et un signal fort de la détresse des personnes qui subissent les conséquences de la loi de 2016. Leur objectif ? Contester la conformité de la pénalisation des clients à leurs droits fondamentaux : la liberté d'exercer une activité professionnelle, le droit à l’autonomie personnelle et à la liberté sexuelle, les droits à l’intégrité physique et à la vie.
2020 : Le 22 juin, le rapport d’évaluation de la loi du 13 avril 2016 (prévu par la loi) est finalement publié avec plus de deux années de retard. « Nous aurions pu nous féliciter que l’évaluation de la loi intervienne enfin si le rapport présentait une véritable évaluation de la loi. Or, il s’agit encore une fois d’une occasion manquée puisque la mission d’évaluation s’est contentée de dresser l’évaluation de l’application de la loi et non son impact », dénoncent les ONG. Elles publient d’ailleurs un contre rapport officiel intitulé : « Réponses à l’évaluation de la loi de 2016 ».
2021 : Le 12 avril, la Cour européenne des droits de l’homme juge la requête recevable. La CEDH communique alors la requête au gouvernement français. Ce dernier décide de réfuter la qualité de victimes des requérants-es et argue que les voies de recours juridiques françaises n’ont pas toutes été épuisées. Le gouvernement introduit de nouveau la question de la recevabilité, obligeant la CEDH à se prononcer une seconde fois sur ce point ; ce qu’elle fera en août 2023.
Août 2023 : La CEDH « admet la recevabilité des requêtes de personnes, qui exercent licitement la prostitution et se disent victimes de la pénalisation de l’achat d’actes prostitutionnels ».
Juillet 2024 : La CEDH rend son jugement sur le fond. Elle estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention. La Cour explique dans un communiqué de presse qu’il « revient aux autorités nationales de garder sous un examen constant l’approche qu’elles ont adoptée — en particulier quand celle-ci est basée sur une interdiction générale et absolue de l’achat d’actes sexuels —de manière à pouvoir la nuancer en fonction de l’évolution des sociétés européennes et des normes internationales dans ce domaine ainsi que des conséquences produites par l’application de cette législation.