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    L’Actu vue par Remaides : « Sérophobie : des discriminations persistantes dans l’accès aux soins »

    • Actualité
    • 04.02.2025

     

    ARTICLE 4 40 ANS EULALIE3

    L'exposition sur les 40 ans de AIDES présentée lors de l'événement à la maison des Métallos,
    à Paris, le 30 novembre 2024. Photo : Eulalie Pichard

    Par Jean-François Laforgerie et Fred Lebreton

    Sérophobie : des discriminations persistantes dans l'accès aux soins

    Plus de quarante ans après l’apparition du VIH, vivre avec le virus reste un défi, entre avancées médicales et poids des stigmates sociaux. Lors de cet événement, une table ronde  était consacrée aux enjeux des discriminations dans la lutte contre le sida. « Comment en finir avec la sérophobie ? » C’est à cette question vaste, complexe, qui semble presque insoluble, qu’ont été invités-es à s’attaquer quatre personnalités : Emmanuelle Cosse, ancienne présidente d’Act Up-Paris (1999-2001) qu’elle a rejoint en 1992, ancienne ministre du Logement et actuelle présidente de l’Union sociale pour l’habitat, Claire Hédon, la défenseure des droits (DDD), Florence Thune, directrice générale de Sidaction et Anthony Passeron, auteur d’un très beau roman sur le sida : Les enfants endormis (Éditions du Globe). Remaides y était.

    « Il y a juste trois jours [nous sommes alors le samedi 30 novembre 2024, ndlr], l’Onusida a publié des chiffres. Ils disaient que les nouvelles infections par le VIH ont atteint, en 2023, leur plus bas niveau historique. Elles étaient estimées à peu près à 1,7 million à travers le monde. Une bonne nouvelle donc, mais dans un contexte qui s'accompagne d'une forme de relâchement de la prévention et d’un manque de connaissance de la maladie. C'est ce que AIDES a soulevé en septembre 2024 avec une étude de l’IFOP, qui a été faite sur la sérophobie et sur la représentation du VIH auprès des Français-es », lance Cécile Daumas. Journaliste à Libération, Cécile Daumas est rédactrice en chef de la newsletter « L » du quotidien. C’est elle qui modère cette table ronde. « Juste quelques chiffres : autant en 1988, 61 % des Français pouvaient faire une différence entre une personne séropositive et une personne atteinte du sida ; ils sont seulement 49 % aujourd’hui. La peur de contracter le VIH est toujours aussi partagée en 1988 (39 %) qu'aujourd'hui (38 % en 2024). L’ignorance actuelle concerne la vie avec le VIH, les modes de transmission. Elle alimente une sérophobie qui est toujours bien ancrée », souligne la journaliste qui propose en démarrage des discussions cette définition de la sérophobie : « C'est le rejet et la discrimination, la stigmatisation des personnes séropositives ». S’ensuit une présentation des invités-es.
    « Que voyez-vous du haut de votre vigie de Défenseure des droits ? », lance la journaliste à Claire Hédon.

    Des refus de soins sérophobes sanctionnés

    « En droit, une discrimination, c’est une inégalité de traitement dans un des domaines prévus par la loi que sont l'emploi et l'accès aux biens et aux services. Et dans l'accès aux biens et services, il y a justement l'accès aux soins », explique Claire Hédon. En fonction depuis 2020, la Défenseure des droits (DDD) a choisi de centrer son intervention sur « les refus de soins discriminatoires », notamment ceux liés au VIH, observés par l’institution qu’elle dirige.
    « Chaque année, nous sommes saisis de quelques dizaines de situations de refus de soins ou plus largement de traitements discriminatoires qui sont opposés à des personnes porteuses du VIH, note Claire Hédon. Évidemment, ce n'est pas du tout révélateur de l'ampleur des discriminations. J'ai parfaitement conscience du gouffre qui existe entre ce que nous pouvons voir dans une institution comme la nôtre et la réalité du terrain. ». Autrement dit, les données des services de la DDD ne signifient pas que le phénomène de la discrimination sérophobe en santé n’ait pas plus d’ampleur dans la vraie vie.
    « Je voudrais vous citer deux décisions récentes, dont nous sommes contents, explique-t-elle. Nous avons obtenu gain de cause dans les deux cas : une devant la chambre disciplinaire de l’Ordre des médecins, puis la justice ; l’autre devant les tribunaux. Dans ces deux cas, nous avions rendu ce qu’on appelle des observations. Dans les pouvoirs de l’institution, nous n’avons pas de pouvoirs de contrainte, mais nous avons de forts pouvoirs d’enquête ; ce dont nous nous sommes servis. »
    « Dans une affaire, nous avons accompagné le réclamant, dans la procédure devant l’Ordre, puis devant le tribunal pour montrer et prouver la discrimination. Au motif du « principe de précaution », une médecin avait refusé qu'une patiente vivant avec le VIH soit reçue dans sa clinique afin de bénéficier d'un soin esthétique. Dans ce cas, nous avons présenté nos observations devant la chambre disciplinaire de l’Ordre des médecins. Elles ont été suivies. La chambre estimant que ce « refus ne saurait être légitime », mais qu’il était bel et bien discriminatoire. La médecin a été condamnée, pour discrimination et pratique de la médecine comme un commerce, a une peine de six mois de suspension d'exercice, dont deux mois ferme et a payé 2000 euros d'amende », a indiqué la DDD.
    « Dans l’autre cas, une décision a été rendue par le tribunal judiciaire de Strasbourg, le 7 novembre 2024. Cette décision correspond également au sens de nos observations. Le tribunal a constaté un refus de soins discriminatoire qui avait été opposé par un centre de santé dentaire à une personne vivant avec le VIH. Dans cette situation, la dentiste avait dit qu'elle ne se sentait pas à l'aise sur le fait de traiter une personne porteuse du VIH/sida. Le tribunal a condamné le centre à indemniser le patient pour le préjudice moral résultant de cette discrimination. Le dédommagement a été estimé à 1 000 euros », a-t-elle expliqué. Et Claire Hédon de conclure : « Bon, nous faisons la même conclusion : l'amende infligée n'est pas très élevée. Elle ne me paraît pas encore totalement dissuasive. Je pense qu'on pourrait aller plus loin, mais c'est déjà une belle avancée de reconnaissance. Ces décisions constituent deux avancées en ce qu’elles affirment que ces deux comportements sont contraires à la déontologie médicale. Et ça, c'est important de le rappeler. »

    Des discriminations sans état d'AME !

    À son poste de « vigie », Claire Hédon ne voit pas que des discriminations ou des refus de soins liés à l’état de santé. « Ce que nous observons aussi, ce sont des refus de soins liés au fait d'être bénéficiaire de l'aide médicale d'État (AME). Contrairement à tous les fantasmes véhiculés sur l'AME, on doit rappeler ce fait : la moitié des personnes qui devraient en bénéficier n'en bénéficie pas parce que c'est un réel parcours du combattant pour l’obtenir, pointe la DDD. La réalité, c’est que les personnes qui en sont bénéficiaires ne jouissent pas des mêmes droits que celles qui sont assurées sociales. C’est vraiment un système à part qui n'est pas intégré à la Sécurité sociale ; ce qui complique de fait l'accès aux soins. Une enquête menée par plusieurs associations a d’ailleurs montré, comme je le rappelais, que la moitié des personnes qui y sont pourtant éligibles ne bénéficient pas de l'AME ; 64 % des personnes interrogées ont rencontré des difficultés pour se faire soigner, et parmi elles, sept sur dix ont renoncé à des soins faute de couverture de santé. C’est énorme. En termes de santé publique, c'est une absurdité. Et il n'y a pas de doute là-dessus, que ces refus de soins liés à l’AME peuvent concerner des personnes qui vivent avec le VIH. »

    « Nous ne voyons pas l'intégralité de ce qui se passe en termes de discriminations dans l’accès aux soins », rappelle la DDD. Alors ses services enquêtent pour comprendre et dénoncer certains phénomènes. Une enquête a ainsi comparé l’accès aux soins du « public normal » avec celui des personnes qui bénéficient de la C2S [La C2S est une couverture santé complémentaire financée par l’État, destinée aux personnes disposant de ressources modestes, afin de réduire au maximum le coût de leurs dépenses de santé. Elle concerne aujourd’hui près de sept millions de personnes, ndlr] et celui des personnes qui bénéficient de l'AME. Ont été comparés les accès aux soins pour les médecins généralistes, les pédiatres et les ophtalmologues. « Premier élément intéressant dans cette enquête : elle montre que la moitié de la population a du mal à avoir un rendez-vous avec un médecin généraliste, note la DDD. La difficulté d'accès aux soins est en train de se généraliser. Ça pourrait d'ailleurs être la démonstration d’un fait simple : quand vous commencez à attaquer les droits d'une partie de la population, cela se répercute assez vite sur les autres composantes de cette population. Cela devrait d’ailleurs nous inciter à faire plus. De notre enquête, il ressort que si l’accès aux professionnels-les de santé s’est amélioré lorsqu’on possède la C2S, il n’en va pas de même pour les bénéficiaires de l'AME. Ils ont entre 14 et 36 % de chance en moins d'avoir un rendez-vous chez un généraliste, entre 19 et 37 % de chance en moins chez un ophtalmologue et entre 5 et 27 % en moins chez un pédiatre. De plus, notre enquête a montré que dans 4 à 9 % des situations, le cabinet médical indique explicitement ne pas prendre des patients bénéficiaires de l'AME, aussi directement que cela. C'est éminemment inquiétant. »

    EGPVVIH 2024 : ce qui remontait, c'est le vécu des discriminations dans le milieu médical

    Directrice de Sidaction, Florence Thune, a une connaissance précise des enjeux de l’accès aux soins à la fois comme responsable d’une des principales associations de lutte contre le sida et comme personne qui vit avec le VIH. « Aux États généraux des personnes vivant avec le VIH [organisés par AIDES et ses partenaires, dont Sidaction, ndlr] au printemps 2024. Ce qui remontait vraiment. C'est le vécu de discriminations dans le milieu médical », lance Cécile Daumas.
    « Effectivement, cette discrimination dans le milieu médical, elle est toujours un peu surprenante. En tant que personne vivant avec le VIH, c'est au départ l'endroit où on se dit qu'il ne devrait pas y avoir de discrimination. On part donc, au début, plutôt confiant quand on parle de sa séropositivité. Effectivement, en tout cas pour moi en tant que personne vivant avec le VIH, c'est dans le milieu de la santé que j'ai rencontré le plus de discrimination, ou en tout cas de mauvaise information, ou de maladresse. On pourrait mettre plein de mots autour de ça. À notre grande surprise, on constate que dans le milieu médical, où l'information de base sur le VIH devrait être au moins maîtrisée, ce n’est pas toujours le cas. On voit bien qu’il y a toujours chez certains professionnels de santé, cette peur de la contamination qui se traduit par des formules comme : ʺJe ne peux rien faire pour vous ʺ ou ʺVous allez passer en dernier au bloc opératoireʺ. Et là, je parle d’exemples vécus. Il faut bien comprendre quel est l’impact moral à se retrouver à chaque fois confronté à ces situations là. Ce qui, à la longue, suscite du découragement, amène à ne plus avoir envie de revenir vers ce médecin, de consulter dans tel ou tel établissement… et cela dans un contexte où l’on sait à quel point aujourd'hui il est difficile d'avoir un rendez-vous pour un consultation ou accès aux soins. C’est ce qui m’est arrivé avec une anesthésiste. J'ai failli ne pas revenir dans l'établissement pour les soins pour lesquels j'étais censée revenir. Je savais pourtant que j'allais être bien soignée, mais en tout cas, c'est vraiment assez usant, aujourd'hui en 2024, de devoir encore dire à un professionnel de santé, quel qu'il soit, qu'en étant sous traitement, on n'a aucun risque de transmission, et qu'il n'y a aucune raison d'appliquer soi-disant tel ou tel protocole qui date des années 80. C’est ce constat qui nous frappe lors des états généraux 2024, d’autant qu’il concerne des personnes infectées il y a quelques années comme des personnes infectées, il y a 40 ans. Il y avait vraiment une large diversité de personnes vivant avec le VIH présentes à ces états généraux. Toutes nous avions rencontré au moins une situation de discrimination de ce type. C'est assez effrayant. »

    « On peut rappeler ce chiffre qui est énorme : 77 % des Français pensent encore qu'il est possible d'être infecté par le VIH en ayant un rapport sexuel non protégé avec une personne séropositive sous traitement, indique Cécile Daumas. C’est un signe que les modes de contamination ne sont pas connus, et parfois même dans le milieu médical. »
    « Oui. Je ne sais pas si à un moment, le milieu médical, plus largement celui des professionnels de santé, reflète la population générale. Je ne sais pas pourquoi cette peur irrationnelle est restée vis-à-vis des personnes vivant avec le VIH. C’est un truc qui nous dépasse, qui dépasse même la science. C'est assez effrayant de constater cela, dénonce Florence Thune. Le fait de parler ou de ne pas parler de sa séropositivité est une question continue pour une personne qui vit avec le VIH : elle se la pose à tous les moments de sa vie. On pourrait finalement se dire qu’on serait mieux à ne pas en parler du tout. Pourtant, on peut estimer que dans le milieu de soins on devrait pouvoir en parler parce ce que dans certains cas, cette information peut avoir un impact sur la prise en charge médicale. »

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    La façade de la maison des Métallos, à Paris, le 30 novembre,
    pour l'événement sur les 40 ans de AIDES. Photo : Eulalie Pichard

    40 ans après, une "ignorance crasse de l'épidémie"

    « Ce constat, ces témoignages vous étonnent Emmanuelle Cosse, vous qui étiez très engagée dans la lutte contre le sida dans les années 90 ? », lance Cécile Daumas.
    « Non, ça ne m'étonne pas, ça m'effraie. Je trouve cela consternant, avance Emmanuelle Cosse. Je ne suis pas séropositive. Je n'ai pas expérimenté comme d'autres la discrimination sérophobe dans ma vie quotidienne, même si j'ai été apparentée au fait de vivre avec le VIH parce que j’étais militante à Act Up-Paris et que j’ai aussi été la cible d'attaques à l'époque ; tout le monde mélangeait tout. J’ai quand même le sentiment, en tout cas dans les milieux associatifs et collectifs, que l'on fréquentait les uns et les autres, il y a 30 ans, que nous pouvions évoluer dans des milieux un peu safe, où on pouvait exprimer ce qu'on avait à dire, et aussi s'éviter des mauvaises expériences, parce qu'on se refilait aussi les tuyaux pour les éviter. Ce qui est fou, c’est de se dire que 40 ans après le début de l’épidémie, demeure une ignorance crasse concernant le VIH.
    J'ai des enfants qui ont 11 ans. Je crois qu'ils n’ont même pas vraiment compris que j'avais été présidente d’Act Up-Paris alors que j’ai des affiches de l’association à la maison. Ils ne savent pas ce que c’est vraiment le sida ; ils n'ont aucune représentation mentale de ce que cela veut dire. »
    Dans son intervention, Emmanuelle Cosse a souligné le poids de la discrimination dans le soin, alors que paradoxalement pour certaines personnes, seul le médecin traitant connaissait le statut sérologique. « J’ai connu des gens qui étaient dans un tel déni de leur séropositivité que la seule personne qui était au courant était leur médecin traitant. Et certaines sont malheureusement décédées parce que le déni les a rongées, explique l’ancienne présidente d’Act Up-Paris. Au milieu des années 2000, lors de différentes conférences internationales sur le sida, des études sociologiques ont traité du déni. L’une d’entre elles montrait que le déni entraînait une mauvaise observance, un mauvais parcours de santé… parce que les personnes avaient du mal à faire part de ce qu’elles vivaient. Et lorsque la discrimination du fait des soignants entretient cela, c’est absolument dramatique. C’est à la fois un préjudice moral et une perte de chance. C'est vraiment cela le sujet. De plus, je pense que le fait d’être une femme peut être un facteur aggravant avec un mélange de misogynie, de domination, y compris de la part de soignantes femmes. J’ai le souvenir que nous avions lancé une procédure judiciaire contre une soignante qui justifiait, notamment, qu'on ne fasse pas d'essais sur les femmes séropositives. Si on reprend l’histoire à ses débuts et que l’on voit où l’on en est aujourd’hui, il y a quelque chose qui a foiré. Pourquoi n’a-t-on pas réussi à combattre cela totalement ? Cela m’interroge notamment sur la faiblesse du corps soignant dans sa capacité à être un vecteur contre les préjugés et les d’actes discriminants qui sont d’une violence inouïe. »

    « J'avais envie de rebondir sur la question de l'intersectionnalité (voir encart N°1). Lorsqu’on vit avec le VIH et que l’on est une femme, on fait face à deux critères potentiels de discrimination. Je n'ai pas de doute que ça peut être plus difficile, explique Claire Hédon. Dans de nombreuses enquêtes que nous réalisons, entre autres, avec l'Organisation internationale du travail (OIT), nous montrons, chaque année, l'effet délétère des discriminations sur les personnes. Cela a évidemment un impact sur les soins, sur la confiance en soi, dans l'emploi, mais pas que. Cela joue sur la cohésion sociale. »

    « Au-delà du constat, je pense que la question à poser aujourd’hui est : ʺQue fait-on de cela ?ʺ, lance Emmanuelle Cosse. Aujourd'hui, où est-ce qu'une personne séropositive qui va vivre cette sérophobie dans son quotidien peut s’exprimer ? Où est le lieu collectif d'écoute où on peut dire les choses et où on peut les vivre collectivement ? Où peux-t-on s'armer face à ça ? Le militantisme contre le sida est très différent aujourd'hui. C’est normal. Ce n’est pas du tout la même chose qu'il y a trente ans. Ce n’est pas la même médiatisation. Trop de gens ignorent encore qu’ils peuvent aller frapper à la porte d’associations. J’ai rencontré des personnes qui ont le VIH aujourd'hui et qui vivent leur séropositivité très seules, très isolées alors que nous avons quand même 40 ans d'expérience de lutte collective là-dessus. Il faut qu’on arrive à mieux s'armer, à trouver des lieux où des gens qui vivent cette expérience de la sérophobie peuvent l'exprimer. Ce n’est d’ailleurs pas que dans les associations lutte contre le sida, cela peut être dans d'autres structures collectives, dans des mouvements culturels associatifs… »

    « Je me tourne vers vous Anthony Passeron, explique Cécile Daumas. Avec votre livre [le roman Les enfants endormis, aux Éditions Globe, ndlr] (voir encart N°2, ci-dessous), nous allons faire un bond en arrière. Je fais juste un résumé rapide de votre livre qui nous projette au tout début des années 80. Le roman parle de votre oncle Désiré qui est infecté par le VIH en 1981-1982, vous pensez par usage de l'héroïne. Il meurt de suites du sida en 1987. Nous sommes dans un village de l'arrière-pays niçois, le père de Désiré, votre grand père, est boucher. Et voilà, dans ce contexte, qu’arrive cette maladie qui n'est encore très peu connue et qui fait très peur. Votre livre raconte comment l’arrivée du sida a totalement bouleversé votre famille. Y sont traités l’isolement, le poids de la discrimination quand votre oncle doit être hospitalisé… Comment réagissez-vous à ce que vous venez d’entendre ? »

    "Pour ma famille, dire qu'on a été touché de près ou de loin par le VIH, c'est encore s'exposer à la stigmatisation"

    « Je m’accorde avec tout ce qui vient d'être dit, auquel je souscris parfaitement, explique Anthony Passeron. Dans ma famille, on découvre le sida très tôt, si j'ose dire ; avant même qu'on appelle ça le VIH, avant même qu'on comprenne exactement les modes de transmission. Mais ce qu'on va découvrir très vite, c'est la stigmatisation. On ne la découvre pas directement au village. On la découvre dans le circuit de soins. Aujourd'hui, il est notoire qu'à Nice, le professeur Pierre Dellamonica [infectiologue, spécialiste du VIH et chercheur, qui a longtemps été chef du service des maladies infectieuses et tropicales au CHU de Nice, ndlr], les personnes qui l'ont connu à cette époque-là, me le répètent encore, était un des rares médecins qui ne demandait pas comment vous aviez attrapé le sida. Lui voulait vraiment essayer de nous aider du mieux qu'il pouvait. Je pense que c'est à l’hôpital, à l'endroit d’autres soignants qui avaient souvent très peur, que ma grand-mère va finalement découvrir l'opprobre qui pèse sur son fils. C'est l'exemple qui lui apprend la honte ; une honte qu'elle intègre en fait.
    Pendant toutes ces années, je me suis demandé pourquoi dans ma famille ils n'avaient pas voulu parler. J’ai vu les actions d’Act Up, celles de AIDES, le Sidaction à la télé… Et je me suis toujours demandé : ʺMais pourquoi il y a des gens qui sont capables de parler du sida ? Et pourquoi dans ma famille, personne n'est capable de le faire ? Pendant longtemps, j'ai mis cela sur le poids du deuil, de la tristesse d'avoir perdu un fils, une nièce, une belle-sœur. En fait, je pense que c'est vraiment de l'ordre du traumatique à l'endroit de la stigmatisation. C'est-à-dire que pour ma famille, dire qu'on a été touché de près ou de loin par le VIH, c'est encore s'exposer à la stigmatisation. Ma famille habite à Nice ; elle n’est pas présente aujourd’hui. Mais même si elle avait été plus proche géographiquement, elle ne serait pas venue… du fait d’une sorte de peur figée dans leur mémoire ; peur qui demeure. Dans ma famille, ils sont très contents de ma démarche [celle d’avoir écrit sur ce drame familial, ndlr], mais ils la trouvent un peu farfelue. Parce que finalement, c'est encore un moment où on va s'exposer à une punition, c'est-à-dire la réprobation d'un groupe social. Le contexte dont je parle dans mon roman, c’est celui d’un petit village où il n'y a pas d'homosexuels. Il y a des vieux garçons, encore aujourd'hui, c'est-à-dire des homosexuels dont on sait qu'ils sont homosexuels, mais on leur demande de vivre ça dans le secret de leur nuit. Évidemment, ce jeune homme [son oncle Désiré, ndlr] et sa bande de copains qui contractent une maladie qu'on prête d'abord essentiellement aux homosexuels, cela ne passe pas dans ce milieu qui est très viriliste. Mais de toute façon, quand ils expliquent qu'ils l'ont attrapé par usage de drogue, ils ne sont pas mieux considérés. Cela crée une sorte d'empilement des hontes. Une dernière chose que je voulais dire, c'est que la stigmatisation dans le contexte collectif, elle va, excusez-moi le jeu de mots, aussi contaminer l'intime. Ma famille n'a pas été imperméable à la distinction entre les bons et les mauvais malades. Mon père est sans doute toujours persuadé que son frère et sa belle-sœur sont des mauvais malades, qu'ils ont cherché finalement ce qui leur est arrivé [tous deux étaient injecteurs, ndlr], et à l'inverse, il a une grande mansuétude envers sa nièce qui est décédée des suites du sida parce que pour lui, c'est une vraie innocente. Et ça, dans le tissu familial, est une source de pourrissement qui se perpétue. »

    « Merci pour ce livre, indique Emmanuelle Cosse. Merci de redonner une visibilité à cette histoire du VIH dans la vie des années 80 et 90. Je ne dis pas que c'est la solution, mais c’est vrai qu’à Act Up-Paris nous étions très à cheval sur la question de la visibilité. Ce qui était d'ailleurs difficile pour certaines personnes qui venaient. Quand on arrivait dans cette association, quels que soient nos statuts, nos histoires, on se considérait tous comme séropositifs. Enfin, je veux dire, on assumait cette image qui était « stigmatisante » dans ce combat collectif. J'ai eu la chance, dans les années 2000, de travailler avec Christophe Martet [alors rédacteur en chef de Têtu, ndlr] sur Têtu Plus, qui était un guide pratique pour bien vivre avec le VIH. Le combat de Christophe était de faire en sorte que tous les témoignages mettent en avant des personnes qui acceptent une photo, exprimant ainsi qu'elles étaient là, qu'elles étaient dans la société. »

    « Qu’en pensez-vous de cette question de visibilité ? Comment l’avez-vous vécue ? », demande Cécile Daumas à Florence Thune.

    « Je serai la première à dire que c'est effectivement important et que cela apporte quelque chose, reconnaît la directrice générale de Sidaction. C'est ce qui m'a permis de savoir que j'allais vivre. Je me rappelle avoir Magic Johnson [star du basket aux États-Unis qui rend publique sa séropositivité en 1991, puis devient militant de la lutte contre le VIH, ndlr] à la télé. Il avait témoigné de sa séropositivité. Son exemple m’a permis de me dire que j’allais vivre. J’ai vécu cela en 1996 et c'était vraiment important à ce moment-là. Ce que je constate, c’est que la question de pouvoir ne serait-ce que rencontrer une seule personne qui partage son expérience, est déjà un enjeu aujourd’hui. Beaucoup de personnes concernées sont isolées, ne sont pas du tout en contact avec une association. Je pense qu’on devrait recréer des groupes de bénévoles qui peuvent se rencontrer dans un endroit, qui n'ont besoin de rien au sens strict du terme au niveau médical, parce qu'ils vont plutôt bien avec leurs traitements, mais ils ont juste besoin de parler, de se dire que ça va aller et de partager leurs expériences. Je voudrais souligner le travail qui est fait avec le magazine Remaides, où on a vraiment beaucoup de personnes qui se visibilisent, qui peuvent effectivement témoigner à la première personne. Ça reste une minorité, évidemment, parmi les 175 000 personnes qui vivent avec le VIH [en France, ndlr], mais je pense que c'est effectivement une des clés, de pouvoir se dire : « Je vis avec le VIH, ça va ! »

    Discrimination... y a du boulot !

    « Un autre champ où les discriminations semblent nombreuses est celui du milieu de travail », affirme Cécile Daumas.
    « Effectivement… mais j'allais d’abord parler des soins funéraires, lance Claire Hédon, la DDD. Parce que cette évolution est assez récente. La levée de l’interdiction des soins funéraires date de 2018. Je pourrais citer d’autres évolutions. Il a ainsi fallu attendre 2015, avec la mobilisation de AIDES, pour que l'École nationale de la magistrature arrête d'imposer des critères de santé excluant les personnes vivant avec le VIH. Nous avons aujourd’hui encore des situations où il y a de la discrimination dans l'emploi. Certaines professions restent encore fermées aux personnes séropositives. Celles des sapeurs-pompiers professionnels et volontaires, qui ne sont pas sous statut militaire, avec son lot d’absurdités parce que sous statut militaire ils peuvent, mais quand ils ne sont pas sous statut militaire, ça reste complètement fermé. Le ministère de l'Intérieur, par un arrêté du 25 novembre 2022, a abrogé le référentiel SIGYCOP pour évaluer l'aptitude à exercer les emplois dans la police nationale, mais ne l'a pas fait pour les sapeurs-pompiers qui ne sont pas justement sous le statut militaire. L'armée a également modifié sa position, en mai 2023, c’est excessivement récent. Mais avec quand même dans l'armée, des restrictions d'activité pour certaines personnes séropositives asymptomatiques. Il y a toujours une différence de traitement entre ces dernières et les personnes séronégatives dans l'activité professionnelle. Nous avons donc connu des avancées, mais un certain nombre de blocages demeure. Il y a encore besoin d'avancer. »

    « En matière d’emploi, les choses sont parfois plus insidieuses, plus complexes, note Florence Thune. C’est parfois le hasard. C'est soit un coup de bol qui fait que vous avez des collègues qui sont plutôt ouverts et tout va bien, soit vous avez des collègues qui vont hésiter à passer aux toilettes derrière vous parce qu'ils ont appris votre séropositivité. Je constate aussi des craintes concernant la médecine du travail : ʺDoit-on le dire ? ʺ ; ʺPuis-je lui faire confiance ? ʺJe suis longtemps restée en contact avec une jeune fille qui avait appris sa séropositivité. Juste un an après, elle intègre un grand groupe français. Elle avait une très bonne position au sein de cette entreprise. Elle avait passé la visite de la médecine du travail. Elle était terrifiée. Elle m’avait même demandé si je pensais qu'avec l'analyse d'urine qui avait été faite, ils allaient découvrir qu'elle était séropositive. »

    Depuis le début des échanges de cette table ronde où l’on s’interroge sur les moyens d’en finir avec la sérophobie, on voit bien que beaucoup de choses tournent autour de la parole, de la capacité à dire les choses… aux autres, que ce soit par un témoignage, voire un roman. Interpellant Anthony Passeron, Cécile Daumas lui demande : « Votre livre, c'est une façon de dire. Comment inciter à dire ? »

    « Je l'ai expérimenté avec les miens, explique Anthony Passeron. Le pari du livre, c'était de les mettre devant le fait accompli, de leur montrer, par l'exemple, que la parole pouvait avoir cette dimension libératoire. Ils ne demandaient pas d'hommage. Ils ne demandaient pas à sortir du silence dans lequel ils s’étaient confortablement installés. Ce livre est à la fois une rupture générationnelle et une rupture géographique. Dans ce petit village d'environ quelques centaines d'habitants, parler du fait de désirer se droguer, c'est insulter la famille. Finalement, on n'a pas réussi à sortir de cette condamnation morale à l'endroit des drogues, etc. Pour moi, il n'y a aucune bonne raison de dire pour eux. De ce point de vue-là, ça m'a permis de mesurer de manière très narcissique, finalement, le chemin que moi j'avais parcouru. Je n'ai pas parcouru beaucoup : j'habite à Nice, à 50 km du village dont je parle, mais en termes de relation au VIH, j'ai parcouru un très grand chemin. Mais ce travail m'a davantage éloigné d'eux qu’il ne m'a rapproché d'eux. Mais pour moi, évidemment, il était nécessaire de ne pas se cacher. Et la seule chose que j'ai faite, c'était de ne pas nommer le village, d'abord parce qu'il n'a pas un nom très esthétique et facile à prononcer, mais aussi parce qu'il y a des villages comme celui-là, il y en a eu énormément et je voulais que le lecteur puisse projeter son village…

    De grandes campagnes pour expliquer les discriminations et leur impact
    « Comment concrètement lutter contre ces discriminations ? Que peu-ton faire ? », relance Cécile Daumas à ses invités-es.
    « Je reste persuadée qu'il faut des grandes campagnes pour expliquer ce que sont les discriminations et l'impact que ça a sur les personnes, préconise Claire Hédon. Dans le gouvernement actuel [c’était alors celui de Michel Barnier, ndlr] la question des discriminations est dispatchée entre le ministère des Solidarités avec la partie Handicap et l’Égalité entre les femmes et les hommes ; tout le reste est au ministère de l'Intérieur. Comment vous dire, on n’avait jamais vu ça ! Je reste persuadée qu'il faut traiter l'ensemble des discriminations, tous critères confondus, ensemble, et pas saucissonner les choses (…) J'admire les gens qui nous ont saisi qu'ils sont allés au bout. Je pense qu'il faut informer et dire pourquoi on a besoin de lutter contre les discriminations. »

    « Je voulais citer l’exemple de ce que nous avons fait concernant le programme d'éducation à la vie affective et sexuelle, dont la dernière version a déclenché une polémique monstre, alors qu'elle n'avait pas encore été présentée, explique Florence Thune. Elle a été prise d'assaut par les mouvements de droite et d'extrême droite. Il s'agit pourtant de parler de sexualité dans des termes bienveillants… comment peut-on comprendre cette opposition ? À Sidaction, on avait porté plainte avec le Planning familial et SOS Homophobie pour la non-application de la loi de 2001 par l’Éducation nationale. Pourquoi Sidaction s’est intéressé à cette question ? D’ailleurs, on nous répétait souvent : ʺVous êtes très bien dans la lutte contre le VIH, pourquoi vous allez vous occuper de l'éducation à la sexualité à l'école ? ʺ, parce qu’il existe un lien entre VIH et sexualité, même si parfois cela semble un peu flou pour certains. De fait, on doit réexpliquer qu'il y a évidemment un lien entre VIH et sexualité, et que si des ados ne rentrent pas dans une sexualité épanouie, consentie, elle ne sera pas non plus protégée. Si le débat est si violent aujourd’hui, notamment sur les réseaux sociaux, c’est parce qu’i se dit beaucoup de choses fausses sur ce que seraient ces programmes d'éducation à la sexualité tout au long de la scolarité. C'est important de ne pas lâcher ce combat. On voit déjà à quel point c'est fragile. »

    Qu'entend-on par intersectionnalité lorsqu'on parle discriminations ?

    « L'intersectionnalité, c'est une notion sociologique qui désigne la manière dont les différentes formes d'oppression comme le racisme, le sexisme, le classisme, le validisme, l'homophobie, la transphobie, et d'autres, s'articulent et se renforcent mutuellement » propose le site Tilt !. Cette notion a été introduite par l’universitaire afroféministe Kimberley William Crenshaw en 1989 pour parler spécifiquement de l’intersection entre le sexisme et le racisme subi par les femmes afro-américaines. « L'intérêt de l’intersectionnalité, c’est qu’elle permet de comprendre que les expériences ne sont pas uniformes, et de penser la complexité des inégalités sociales », explique Tilt ! « L’intersectionnalité permet de décrire le fait que toutes les femmes ne vivent pas dans les mêmes conditions. [Certaines] se retrouvent à l’intersection de plusieurs types d’exclusion », précise, de son côté, la journaliste Rokhaya Diallo. Une personne est victime de discrimination quand elle subit un traitement différent en raison de son genre, son origine ethnique, sa religion. Quand les formes de discriminations se croisent — et se renforcent mutuellement — on parle alors de discrimination intersectionnelle.

    Les enfants endormis, le roman d'Anthony Passeron
    Quarante ans après la mort de son oncle Désiré, Anthony Passeron décide d’interroger le passé familial. Évoquant l’ascension sociale de ses grands-parents devenus bouchers pendant les Trente Glorieuses, puis le fossé qui grandit entre eux et la génération de leurs enfants, il croise deux récits : celui de l’apparition du sida dans une famille de l’arrière-pays niçois – la sienne – et celui de la lutte contre la maladie dans les hôpitaux français et américains, explique son éditeur Globe. « Dans ce roman de filiation, mêlant enquête sociologique et histoire intime, il évoque la solitude des familles à une époque où la méconnaissance du virus était totale, le déni écrasant, et la condition du malade celle d’un paria », expliquent les éditions Globe.
    Le roman, publié en août 2022, a reçu un accueil critique très favorable. « Un grand roman sur l’oubli, porté par une langue précise et sobre », a ainsi écrit Lire Magazine littéraire. Pour Le Figaro Magazine : « Anthony Passeron frappe au plexus solaire » ; « Un texte important, très maîtrisé et d’une immense pudeur » a commenté  Les Inrockuptibles. L’ouvrage a reçu plusieurs distinctions dont le Prix Wepler. Il est disponible en format poche au Livre de poche, depuis mars 2024. Prix : 8,40 euros.

    La Défenseure des droits mène l'enquête

    « Nous sommes très peu saisis concernant les refus de soins, explique Claire Hédon. Nous avons donc fait un appel à témoignages sur ces difficultés d'accès aux soins de façon générale [il a pris fin le 6 janvier 2025]. Notre idée est de pallier le fait qu’il y a un certain nombre de choses qu'on ne voit pas dans nos réclamations. On a absolument besoin de mener des études et des enquêtes pour essayer de quantifier l’ampleur des discriminations. Dans la santé, cela reste quand même terriblement étonnant de penser qu'il y a encore des médecins pour refuser des soins à des personnes sous prétexte qu'elles sont porteuses du VIH. Pour le coup, c’est une absurdité totale, en dehors du fait que c'est un délit ! J’ai envie d'inciter à nous saisir lorsqu’on est victime de cela. Nous avons un numéro de téléphone, le 3928, où on peut avoir des informations sur les questions de discrimination. Appeler, ce n’est pas forcément nous saisir. Cela permet d’abord de s’informer. » « Je ne veux pas faire peser le poids de la lutte contre les discriminations sur les victimes, en leur disant en plus : ʺVous pourriez nous saisir ! ʺ, souligne Claire Hédon. Mon propos n'est absolument pas celui-là, mais c'est sûr que ça reste quand même important pour faire changer les pratiques. »

    Vous pensez être victime de discrimination ?
    Une discrimination est un traitement défavorable qui doit remplir deux conditions : être fondé sur un critère défini par la loi (sexe, âge, handicap…) ET relever d'une situation visée par la loi (accès à un emploi, un service, un logement…).
    Par exemple quand on refuse la location d’un appartement à une personne en raison de sa couleur de peau, d'un handicap ou parce qu'elle est homosexuelle.
    Consultez le site Antidiscriminations.fr pour :
    - Vous renseigner sur les discriminations ;
    - Signaler si vous ou quelqu’un est victime de discrimination ;
    Échanger avec des juristes, sur le site ou par téléphone au 39 28.
    Ce numéro est gratuit et anonyme.