L'Actu vue par Remaides : Cleve Jones : « Le mouvement LGBT m’a sauvé la vie deux fois et je pense que j’ai une dette envers lui »
- Actualité
- 28.07.2025
Cleve Jones en mars 2025 au restaurant Catch, dans le Castro, lieu où le militant a fondé, en 1987, le Patchwork des noms à San Francisco.
Photo : Fred Lebreton
Par Fred Lebreton
Cleve Jones : "Le mouvement LGBT m'a sauvé la vie deux fois et je pense que j'ai une dette envers lui"
Vendredi 7 mars 2025, Cleve Jones m’a donné rendez-vous dans un bar de Castro, le quartier historique de la communauté LGBT+ à San Francisco. Proche d’Harvey Milk, premier élu ouvertement homosexuel de Californie, le militant a consacré plus de cinq décennies à se battre pour les causes qui l’animent : opposition à la guerre du Vietnam, droits LGBT+, lutte contre le sida, défense de la justice sociale et, aujourd’hui encore, résistance face à l’administration Trump. À 70 ans, il n’a rien perdu de sa ferveur. On ne rencontre pas un héros tous les jours. Cleve Jones en est indéniablement un. Entretien.
Remaides : Dans votre livre When We Rise : My Life in the Movement, vous racontez votre amitié avec Harvey Milk, mais aussi son assassinat en 1978. Que vous a appris Harvey Milk sur vous-même et sur la lutte pour l’égalité des droits LGBT+ ?
Cleve Jones : Harvey a probablement été la première personne à me dire que j'avais quelque chose à apporter à cette lutte, et je lui en ai été très reconnaissant. Il m'a encouragé. Il a été mon mentor. Il n’hésitait pas à me critiquer quand je commettais des erreurs, mais il était aussi très drôle, vraiment amusant. Je pense que l’une des leçons les plus importantes que j’ai apprises de lui : c’est l’importance d’utiliser un langage simple, d’éviter les clichés politiques et la rhétorique, et de se concentrer sur ce qui nous rassemble. Il pouvait parler avec n'importe qui : une femme blanche et riche d'un quartier aisé, une personne sans-abri, un syndicaliste ou un jeune hippie. Il trouvait toujours un terrain d’entente pour engager la conversation. Il était extrêmement doué pour cela. C’est sans doute l'enseignement le plus précieux qu'il m'ait transmis. Il m'a aussi appris à parler en public, car j’étais extrêmement timide. Une fois, j’ai pris un cours d’éloquence pour essayer de surmonter cette timidité… et j’ai échoué. J’étais vraiment mauvais, mais je voulais pouvoir prendre la parole en public. J’ai lu les discours des grands orateurs, je comprenais la puissance de la parole. Alors j’écrivais mes discours, je me levais et j’essayais de les prononcer. J’ai toujours eu un léger tremblement, mais quand je suis nerveux, c’est encore pire. Lors des rassemblements, en extérieur, avec le vent, mes feuilles tremblaient dans mes mains. Et Harvey m’a dit : « Laisses tomber les papiers. Apprends ton discours ». Il m’a aussi dit : « Tu dois regarder les gens, les écouter, les ressentir. Tu dois comprendre ce qu’ils ont besoin d’entendre à cet instant précis, et c’est ton rôle de leur donner cela. »
Remaides : Vous étiez présent au tout début de l’épidémie de VIH en 1981 à San Francisco. En repensant aux premiers mois de la crise du VIH/sida, quel a été l'aspect le plus difficile de la mobilisation d'une réponse communautaire, et comment l'avez-vous surmonté ?
Le premier et plus grand défi a toujours été de convaincre les gens qu’il y avait un problème. Ensuite, une fois qu’ils comprenaient la gravité de la situation, il fallait leur faire entendre que la panique et la peur n’étaient pas des réponses utiles. Il était crucial de sensibiliser, mais sans sombrer dans l’affolement. Aux États-Unis, cette tâche était d’autant plus difficile que notre population n’est pas très bien éduquée. Nos jeunes ne sont pas formés à la citoyenneté, à l’histoire ou aux sciences. Résultat : ils tombent facilement dans les pièges des théories du complot et des absurdités les plus folles. Avec le sida, la situation était particulièrement complexe, car nous avons vécu plus de dix ans sans aucun traitement efficace. Moi-même, j’ai appris en 1985 que j’étais séropositif. Pourtant, mon échantillon de sang datait de 1977, car j’avais participé à une étude sur les hépatites. À l’époque, les chercheurs collectaient des échantillons auprès des hommes gays, car nous étions fortement touchés par les hépatites. Un ami travaillait sur cette étude et, lorsque les chercheurs ont obtenu le test de dépistage des anticorps contre le VIH, ils ont décongelé les anciens prélèvements pour les analyser. C’est ainsi que nous avons découvert que le virus était présent à San Francisco dès 1976. Mais au-delà de cette réalité scientifique, il y avait cette accumulation de tristesse absolument dévastatrice. Tant de gens sont morts. Dans notre quartier de Castro, nous avons perdu probablement 25 000 personnes, principalement des hommes gays. C’était terrifiant de voir comment les gens finissaient par se renfermer sur eux-mêmes. Il y a une limite à ce que l’on peut supporter avant de devenir paralysé par la situation, le contexte, la maladie. Or, nous ne pouvions pas nous permettre cette paralysie. Nous devions nous battre. Un autre défi majeur, au début, était d’identifier clairement contre qui nous nous battions et comment nous pouvions travailler avec les institutions gouvernementales comme les National Institutes of Health [Instituts nationaux de la santé qui s’occupent de la recherche médicale, ndlr], la Food and Drug Administration [l’agence du médicament américaine, ndlr] et les Centers for Disease Control and Prevention [Centres pour le contrôle et la prévention des maladies, ndlr]. Comment collaborer avec l’industrie pharmaceutique ? Tout cela était incroyablement complexe et effrayant.
Cette question est difficile, surtout après avoir traversé la pandémie de Covid et constaté que tant d’erreurs ont été répétées.
Remaides : Vous avez cofondé la San Francisco AIDS Foundation et créé le nom Project AIDS Memorial Quilt (patchwork commémoratif avec les noms des personnes décédées des suites du sida). Qu’est-ce qui vous a motivé à vous engager si pleinement dans ce combat, hier comme aujourd’hui ?
Je n’avais pas le choix. J’aime ma communauté gay. J’aime ma famille gay. Cela peut sembler être de la rhétorique ou de l’exagération, mais la vérité, c’est que ce mouvement m’a sauvé la vie. Deux fois. La première fois, j’avais 15 ans. C’était en 1971, en Arizona, et je venais de comprendre que j’étais homosexuel. Je ne voulais plus vivre. Puis j’ai lu un article dans un magazine et j’ai découvert qu’il existait d’autres personnes comme moi, qu’il y avait un mouvement. Un mouvement qui faisait partie de la lutte pour la paix et la justice sociale, des valeurs auxquelles ma famille croyait déjà. Alors, je ne me suis pas suicidé. J’avais caché des comprimés, mais je les ai jetés dans les toilettes. Ça s’est réellement passé comme ça.
Des années plus tard, en 1994, j’étais en train de mourir du sida. Je devenais aveugle. J’étais extrêmement malade. J’avais une pneumocystose. Et puis Act Up a pris d’assaut les National Institutes of Health (NIH) et a obtenu la mise en place du principe d’expanded access [programme mis en place par la Food and Drug Administration (FDA) pour permettre aux personnes atteintes de maladies graves ou potentiellement mortelles d’accéder à des médicaments expérimentaux avant leur approbation officielle, une forme d’accès compassionnel, ndlr]. Grâce à cela, des personnes comme moi ont pu accéder à des traitements qui n’avaient pas encore suivi tout le long processus des essais cliniques et d’homologation. Alors quand je dis que le mouvement m’a sauvé la vie, ce n’est pas une figure de style. C’est un fait. Il m’a sauvé deux fois. Et je pense que j’ai une dette envers lui.
Remaides : Le AIDS Memorial Quilt est devenu un puissant symbole de mémoire pour celles et ceux que le sida a emportés, mais aussi un outil d’activisme. Comment percevez-vous cette initiative aujourd’hui ? Pensez-vous que les jeunes générations y sont aussi sensibles ?
Je ne peux parler que pour mon propre pays, je ne sais pas comment cela se passe en France. Ici, c’est alarmant. Si vous parlez aux jeunes hommes qui sortent ce soir, nous sommes vendredi, tout le monde va être dehors. Ils vont passer un bon moment et avoir beaucoup de sexe, comme je l’aurais fait à leur âge. Et ils seront en sécurité, car ils prennent tous la Prep. Nous nous sommes battus pour que ce traitement soit accessible. Mais si vous discutez avec ces jeunes sous Prep, ils ne réalisent pas que c’est grâce à l’Affordable Care Act [aussi appelé Obamacare, une loi de réforme du système de santé américain adoptée en 2010 sous la présidence de Barack Obama., ndlr] que les assurances sont obligées de couvrir ce traitement coûteux. Et cela pourrait disparaître. Aujourd’hui, avec la nouvelle administration qui attaque tout, avec Robert F. Kennedy Jr. [le nouveau ministre de la Santé, ndlr], un homme qui a nié l’existence du VIH et qui est un anti-vaccin notoire, la situation est extrêmement inquiétante. Pourtant, la jeune génération ne se mobilise pas. Nous sommes aussi particulièrement préoccupés par la nouvelle formulation de la Prep développée par Gilead, le lénacapavir. Ce médicament a été soumis à approbation en décembre, mais on ne sait même pas s’il arrivera sur le marché. L’autorisation finale n’a toujours pas été donnée. Et si RFK Jr. décide que non, alors cela n’arrivera pas. Nous voyons déjà ce qu’ils ont fait avec l’Usaid, condamnant des dizaines de millions de personnes à mort. Près de 500 000 enfants vont bientôt mourir à cause de leurs décisions. Ils ne se contentent pas de commettre des erreurs terribles : ils font preuve d’une cruauté inouïe. Il y a donc un énorme fossé générationnel. Les jeunes, bien sûr, n’ont aucun souvenir de cette période. J’essaie d’être patient. C’est un peu comme lorsque ma grand-mère me parlait de son enfance et des dirigeables allemands abattus au-dessus de Londres. Mais ce qui me désole, c’est que ce passé n’est pas si lointain. Il est toujours là. Et il est en train de revenir.
Cleve Jones en mars 2025 à San Francisco.
Photo : Fred Lebreton
Remaides : Comment peut-on faire en sorte que les nouvelles générations s’intéressent à l’histoire de ces luttes sociales ?
Pour l’instant, ici, c’est très compliqué… Nous discutons ensemble un vendredi soir où la vie suit son cours normalement dehors, mais le monde entier a été bouleversé. Nous n’avons aucune idée de ce qui va se passer. Une guerre pourrait éclater très bientôt. Les jeunes réagissent comme tout le monde : certains sont sidérés, d’autres sont terrifiés, d’autres encore préfèrent faire comme si cela ne les concernait pas.
Remaides : Votre parcours de personne vivant le VIH est peu évoqué dans votre livre. Comment avez-vous vécu l’annonce en 1985 ? Quel état votre état d’esprit à cette époque ?
En 1985, lorsque le test de dépistage des anticorps est sorti, j’avais déjà perdu tellement d’amis et d’amants… Je n’avais pas beaucoup d’espoir de ne pas être infecté. Et pourtant, c’était dur. Je suis rentré chez moi et j’ai pleuré. Je ne savais pas comment l’annoncer à mes parents, à mes grands-parents. J’étais très proche de mes grands-mères. Et j’ai simplement supposé que j’allais mourir. Je ne me souviens plus si j’ai raconté cela dans mon livre, mais ma mère a quitté l’Angleterre en 1928 à l’âge de 10 ans pour venir aux États-Unis, où notre famille s’est installée près de Detroit, dans le Michigan. Son père, mon grand-père maternel, était un artiste, un orfèvre. Mais elle, ce qu’elle voulait, c’était danser. Elle n’aimait pas le ballet classique, elle préférait la danse moderne. À 17 ans, ce qui était très inhabituel pour une jeune femme à l’époque, elle a quitté la maison seule pour s’installer à New York. Là-bas, elle a fini par danser avec l’une des plus grandes chorégraphes de son époque, Martha Graham, qui est encore aujourd’hui une référence absolue. Ma mère a intégré la Martha Graham Dance Company. Elle était d’une beauté extraordinaire, très intelligente, ambitieuse, talentueuse et incroyablement forte. Puis un jour, alors qu’elle prenait le métro pour se rendre à une répétition, elle a commencé à tousser. Quand elle est arrivée au studio, elle crachait du sang. On l’a emmenée à l’hôpital : diagnostic, tuberculose pulmonaire. Elle a été mise en quarantaine dans un sanatorium. À l’époque, le seul traitement consistait à rester allongée et au repos. Chaque matin, les médecins lui inséraient une aiguille dans le dos pour aspirer l’air de son poumon et le faire s’affaisser, afin qu’il puisse « se reposer ». Elle a subi cela pendant deux ans. Puis les médecins lui ont annoncé qu’elle était « guérie », mais qu’elle ne devait jamais se marier, qu’elle ne pourrait pas avoir d’enfants et qu’elle ne danserait plus jamais. Et comme elle me l’a raconté un jour : « Parfois, un diagnostic doit être poliment mais fermement décliné. » Elle a envoyé tout balader, a épousé un homme de dix ans son cadet, a eu deux enfants, est devenue directrice d’un département de danse dans une grande université et a fondé une compagnie de danse-théâtre. Elle a donné sa dernière performance sur scène à l’âge de 82 ans.
Remaides : Dans votre livre vous racontez comment un essai clinique sur un nouveau traitement (AZT, 3TC et DDC) a sauvé votre vie en 1994 alors que vous étiez en stade sida. Il y a ce dialogue bouleversant entre vous et un de vos amis où vous dites que, oui, vous avez été sauvés mais que ne serez plus jamais heureux. Comment avez-vous vécu cette période de retour progressif à la vie ?
C’était une période extrêmement difficile. On avance toujours en se projetant sur un avenir, et soudain, cette projection change. De nouvelles options s’ouvrent, mais elles sont douloureuses à envisager. À ce moment-là, j’avais déjà perdu tous mes amis les plus proches. J’avais vécu avec la certitude d’être porteur du virus pendant dix ans sans traitement. Pendant tout ce temps, le nombre de morts autour de moi était épouvantable. Je ne pouvais tout simplement pas imaginer un monde dans lequel je pourrais être à nouveau heureux. Aujourd’hui encore, il y a des moments de joie dans ma vie, bien sûr, mais tous ceux qui ont traversé cette période portent en eux des cicatrices profondes et un immense poids de deuil et de souvenirs. Il m’arrive encore de faire des rêves incroyablement réalistes et, au réveil, d’avoir cette pensée fugace : « Oh, Ricardo est rentré à la maison. » [Ricardo fut l’amant de Cleve Jones. Il s’est donné la mort alors qu’il était en stade sida, ndlr]. Puis la réalité me rattrape. Ou je vois un visage dans une foule et je crois reconnaitre mon ami Jimmy, mais il est mort il y a 40 ans. Cela ne disparaît jamais.
Remaides : Vous êtes activiste depuis les années 70, et pas seulement pour les droits LGBT+, mais aussi pour la lutte contre le VIH et les droits syndicaux. Comment percevez-vous l’intersection des mouvements de justice sociale avec la lutte continue contre le VIH/sida aujourd’hui ?
J’ai commencé à militer à l’époque de la guerre du Vietnam. Et honnêtement, je suis fatigué du vocabulaire autour de l’intersectionnalité. Pourquoi ? Parce que, d’une certaine manière, il met l’accent sur les différences plutôt que sur les liens. C’est un peu comme le mot « allié », que l’on utilise énormément en anglais aujourd’hui. Quand on me parle d’intersection, je visualise un carrefour où des chemins se croisent en un point précis. Mais je ne vois pas les mouvements sociaux de cette façon. Et quand on parle d’alliés, je pense à Roosevelt et Staline, forcés de collaborer par les circonstances. Je suis peut-être vieux jeu, mais pour moi, il n’y a qu’un seul mouvement. Un seul. C’est le mouvement global pour la paix et la justice. Nos vies sont imbriquées de mille manières, bien au-delà du vocabulaire simpliste de l’intersectionnalité. Je ne cherche pas des alliés. Je cherche des camarades de luttes. C’est ainsi que je vois les choses.
Remaides : En quoi San Francisco a -t-elle joué un rôle clef dans la réponse au VIH aux États-Unis ?
Malgré le fait que tant d'entre nous soient morts, les personnes gays, lesbiennes, bisexuelles et transgenres ont continué à venir ici. Elles ont continué à voir San Francisco comme un lieu de liberté et d’espoir. Malgré tous ses problèmes, la ville reste très belle. Avec l’arrivée des acteurs de la tech, beaucoup de choses ont changé : de nombreux artistes et poètes sont partis. Mais il y a toujours un formidable esprit de créativité ici, ainsi qu’un long héritage d’activisme politique. Concernant le VIH, je pense vraiment que cette ville peut revendiquer la création d’un modèle qui a été reproduit aux États-Unis et dans le monde entier. Ce modèle garantissait aux personnes vivant avec le VIH une place à la table des décisions. Il était fondé sur la compassion, la science et bénéficiait de financements et de ressources. Ainsi, au fil des décennies, à chaque fois que les financements fédéraux diminuaient, la ville de San Francisco prenait le relais avec son propre budget. Pendant les premières années de l’épidémie, la ville dépensait plus pour le VIH que le gouvernement fédéral des États-Unis. Et nous continuons à en bénéficier aujourd’hui.
Remaides : Est-ce grâce aux activistes qui ont fait pression sur les politiques ? Ou à l’histoire de la ville, avec l’assassinat d’Harvey Milk ?
Ce qui est certain, c’est que la situation était très différente de celle de New York. À New York, Act Up a dû se battre. Ici, nous n’avons pas eu à nous battre autant. Nous avions Dianne Feinstein [membre du Parti démocrate et maire de San Francisco de 1978 à 1988, ndlr], qui n’avait rien à voir avec Ed Koch [maire démocrate de New York de 1978 à 1989, ndlr]. Elle était plutôt stricte, réservée et même conservatrice selon les standards de San Francisco. Mais elle n’a jamais été haineuse. Elle n’a jamais fait des personnes atteintes du sida des boucs émissaires. Elle faisait preuve de compassion. Et puis, nous n’avons pas eu à lutter contre la bureaucratie médicale, ni contre les scientifiques, en grande partie parce que beaucoup d’entre eux étaient gays ! Nous étions représentés, nous faisions partie de l’establishment. Et cela compte. Cela fait une énorme différence quand les personnes qui prennent les décisions politiques et financières sont aussi celles qui enterrent leurs propres amis morts du sida.
Remaides : Dans une récente interview, vous avez comparé la situation politique actuelle aux États-Unis à celle de l'Allemagne de 1933, établissant un parallèle entre l’arrivée du nazisme et le retour de Trump au pouvoir en 2025. Comment envisagez-vous l'avenir de la lutte contre le VIH et des droits des minorités dans votre pays ?
J’ai peur, bien sûr. Je ressens un niveau de terreur que je n’ai pas connu depuis la semaine où j’ai appris que j’étais séropositif. Ce genre de peur viscérale, ce nœud à l’estomac, cette angoisse qui empêche de dormir. Mais c’est encore pire aujourd’hui, car en 1985, je craignais seulement ma propre mort. Maintenant, je crains à la fois ma disparition et celle de la démocratie dans mon pays. Et malgré tous ses défauts, j’aime mon pays. Je pense que la majorité des Américains sont des gens décents, mais environ un tiers d’entre nous semble être devenu fou et a ouvert la porte à cet homme. Quand j’étais jeune, j’appelais Nixon [président des États-Unis de 1969 à 1974, ndlr] un fasciste. Il ne l’était pas. J’ai dit la même chose de Reagan [président de 1981 à 1989]. Il ne l’était pas. De Bush [président de 1989 à 1993]. Il ne l’était pas. De Bush fils [président de 2001 à 2009]. Il ne l’était pas. Mais Trump, lui, en est un, un véritable fasciste. Son attaque contre les institutions et les fondements de notre démocratie est d’une ampleur inédite. Tout le monde est encore sous le choc, sidéré. On ne sait pas quoi faire. Les gens sont en colère contre les dirigeants démocrates, mais Trump a tous les pouvoirs. Nous sommes dans une situation totalement nouvelle. Certains disent qu’il faut attendre les élections de mi-mandat. Mais s’il déclare l’état d’urgence, il obtiendra des pouvoirs illimités. En plus, leur emprise sur les systèmes est terrifiante. Elon Musk a mis la main sur toutes les informations fiscales des contribuables, sur toutes les données de la Sécurité sociale. Et puis, il y a ce fossé générationnel. Quand je dis aux jeunes : « Êtes-vous prêts à vivre dans un État de surveillance ? », ils me répondent : « Oh, papy, on y est déjà depuis des années. » C’est vrai… et faux à la fois. Oui, nos données sont exploitées, mais jusque-là, c’était pour nous vendre des produits, pas pour nous arrêter, nous emprisonner, nous torturer, voire nous tuer.
Remaides : Vous avez traversé et surmonté la crise du sida. Y a-t-il de l’espoir pour la nouvelle génération ?
Ceux d’entre nous qui survivront à cette période auront peut-être l’opportunité de réparer une partie des dégâts. Mais pour l’instant, je me concentre sur deux missions essentielles. D’abord, comme je l’ai dit plus tôt, il n’existe qu’un seul mouvement. Cette tendance à tout fragmenter en microgroupes doit cesser. Et les progressistes doivent changer leur langage. On utilise un vocabulaire inaccessible, élitiste, arrogant. Une partie de l’Amérique ne comprend pas, cela les frustre et les met en colère. Ils ont l’impression qu’on leur parle de haut avec cette attitude condescendante de gauche intellectuelle bien-pensante. Alors qu’autour de leur table de cuisine, leur souci, c’est de payer les courses, le loyer, ou d’obtenir un rendez-vous médical pour leur enfant malade. Les progressistes doivent se recentrer sur ces questions qui nous concernent tous. Je travaille pour le mouvement syndical depuis vingt ans maintenant. Notre syndicat est composé en majorité d’immigrés, de femmes et d’Afro-Américains. Mais nous avons aussi des membres venus d’Inde, du Pakistan, de Chine, des Philippines, d’Érythrée, de Somalie, du Nigeria, du Guatemala, du Honduras, du Nicaragua, du Mexique… Nous parlons probablement une centaine de langues. Et pourtant, nous construisons une solidarité.
Cleve Jones en mars 2025 à San Francisco.
Photo : Fred Lebreton
Remaides : La société civile américaine pourrait s’inspirer de la lutte contre le VIH pour créer un mouvement de résistance…
Dans cette ville, il y a quelques mois, nous avons fait grève pendant 93 jours. Des milliers de travailleurs étaient dans la rue, jour et nuit, sept jours sur sept. Comment avons-nous fait ? C’est ma deuxième grande idée : arrêter de tout miser sur les réseaux sociaux. Ces plateformes sont contrôlées par des hommes qui étaient debout sur le podium lors de l’investiture du président Trump. Dans mon syndicat, si nous voulons organiser un mouvement social dans un complexe hôtelier ou un casino employant 3 000 travailleurs de différentes nationalités, nous ne mettons pas ça sur TikTok. Nous envoyons des organisateurs sur place. Ils commencent à parler avec les employés, à écouter leurs histoires. Cette femme du service ménage vient du Guatemala et envoie la moitié de son salaire à sa mère atteinte d’un cancer. Cet homme blanc plus âgé s’occupe de son compagnon, survivant de longue date du VIH, et il craint de perdre leur couverture santé. Cette mère a traversé le désert avec son bébé sur le dos pour fuir les cartels au Mexique.
Dans les cafétérias des employés, les gens s’asseyent par groupe linguistique. Les Mexicains à une table, les Nicaraguayens à une autre. Ceux qui parlent tagalog [une langue des Philippines, ndlr] ici, ceux qui parlent mandarin là-bas. Les Afro-Américains d’un côté, les Africains de l’autre, les Haïtiens ailleurs. Nous les amenons à partager leurs récits. Nous prenons un an, deux ans, trois ans. Et quand nous obtenons 90 % d’adhésion à l’idée du syndicat, alors on sort les badges et on investit le hall de l’hôtel. On crie. On filme. Et là, on poste sur les réseaux ! Je dis aux gens : continuez d’utiliser vos réseaux sociaux, mais préparez-vous au jour qui vient. La résistance va grandir. La peur se propage. Chaque jour, nous voyons de plus en plus de licenciements : 80 000 aujourd’hui à l’Administration des anciens combattants. Les agriculteurs souffrent. La colère monte. Les manifestations vont se multiplier. Et ensuite viendra la répression. Trump a des pouvoirs illimités. Tout ce que vous dites, publiez, photographiez est tracé, transmis, stocké, et ce de façon permanente. Il purge l’armée, élimine les officiers de couleur, les femmes, remplace tout le système judiciaire, le ministère de la Justice, la CIA, le FBI par ses propres hommes. Pourquoi aurait-il besoin de faire cela ? Souvenons-nous : il y avait des mouvements sociaux puissants avant les réseaux sociaux. Il y avait des révolutions avant la radio. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est de se retrouver face à face, les yeux dans les yeux. De cette rencontre naîtra une organisation plus forte, plus saine. Nous ne serons plus seuls dans l’ombre avec nos écrans. Nous serons ensemble, d’abord dans des salles, des sous-sols d’églises, en train de planifier. Puis, dans la rue, prêts à faire tout ce qu’il faudra pour l’arrêter.
Remaides : À votre avis, quel sera votre héritage dans l’histoire de la lutte contre le VIH ?
Je ne pense pas que j'aurai un héritage. Et ce n'est pas de la modestie. J'ai connu tant de leaders extraordinaires qui ont été complètement oubliés. Dans ce pays, nous avons la capacité d'attention d'un haricot de Lima [une légumineuse, ndlr]. Nous n'avons aucune mémoire, nous n'enseignons pas l'histoire, et clairement, nous n'en tirons aucune leçon. Comment pourrions-nous apprendre de l'histoire si on ne nous l'a jamais enseignée ? Quand on parle aux gens de la République de Weimar [le régime politique en place en Allemagne entre la fin de la première guerre mondiale et l'arrivée au pouvoir d'Adolf Hitler, ndlr], ou de Berlin en 1933, peut-être que certains ont vu le film Cabaret et en gardent une vague impression, du genre : « Ah oui, le beau garçon nazi ! » mais la plupart des gens ont peu de connaissance de l’histoire et des erreurs du passé. Si j'ai un héritage, ce serait sans doute le AIDS Memorial Quilt, s’il survit. J'essaie de trouver des stratégies pour m'assurer que le projet soit préservé.
Propos recueillis par Fred Lebreton