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    L'Actu vue par Remaides : VIH en Malaisie : carnet de route vers l’après-Fonds mondial (1/5)

    • Actualité
    • 08.09.2025

    KL

    Vue de Kuala Lumpur en juin 2025

    Crédit Photo : Laurence Geai

     Par Fred Lebreton

    VIH en Malaisie : carnet de route vers l'après-Fonds mondial (1/5)

     

    Du 9 au 13 juin 2025, une délégation française de journalistes s’est rendue à Kuala Lumpur, en Malaisie, à l’invitation de Coalition PLUS et de AIDES. Une immersion au cœur de la lutte contre le VIH dans un pays en pleine transition : la Malaisie ambitionne, en effet, de se passer totalement du soutien du Fonds mondial, d’ici 2028. Comment prépare-t-elle ce virage stratégique ? Quels enjeux, quelles résistances, quels espoirs ? La rédaction de Remaides était du voyage. Récit en cinq épisodes. Voici le premier.

    Kuala Lumpur, carrefour des cultures et des époques

    Lundi 9 juin 2025, nous sommes arrivés-es vers sept heures du matin à l’aéroport de Kuala Lumpur après un long voyage (près de treize heures) depuis Paris. Nous, c’est-à-dire quatre journalistes : Tara Schlegel (France Culture), Vincent Bordenave (Le Figaro), Laurence Geai, (photojournaliste indépendante, collaboratrice régulière du Monde) et moi-même, Fred Lebreton (Remaides). Pour nous accompagner dans ce voyage quatre personnes : Léo Deniau (coordinateur du plaidoyer international à AIDES), Margot Cherrid (chargée de relations presse et influence à AIDES), Kenny Yap (mobilisation des ressources, relations internationales et initiatives spéciales à Malaysian AIDS Council/MAC) et Shah Shamshiri (traducteur).

    À peine installé à l’arrière du taxi, clim poussée à fond, je regarde défiler les premières images de la capitale malaisienne à travers la vitre embuée. La moiteur de l’air, même filtrée, s’impose déjà comme une constante. La météo annonce 35 degrés toute la semaine. Sur l’autoroute qui relie l’aéroport au centre-ville, les panneaux défilent en bahasa malaysia et en anglais, reflets d’un pays multilingue et métissé qui fut protectorat britannique. Peu à peu, les palmiers cèdent la place à un paysage plus urbain. D’un côté, les tours de verre fusent vers le ciel, arrogantes, comme les emblématiques Petronas Twin Towers ou la vertigineuse Merdeka 118, l’un des plus hauts gratte-ciels du monde. De l’autre, coincés entre deux échangeurs ou blottis au pied d’un complexe ultramoderne, subsistent des quartiers plus anciens, petites maisons basses aux toits de tôle, échoppes alimentaires, mosquées discrètes. Le contraste est saisissant. Kuala Lumpur, capitale de la Malaisie, compte plus de huit millions d’habitants-es dans son aire urbaine. Elle vibre d’une énergie dense, où cohabitent sans complexe le high-tech, le religieux, le colonial, le populaire. Et déjà, dans ce taxi qui serpente vers mon hôtel, je sens que cette ville ne se laisse pas réduire à une image…

    Le Malaysian AIDS Council (Mac), pilier de la riposte communautaire

    Après un déjeuner d’équipe pour que tout le monde fasse connaissance, direction le mini van qui va nous convoyer toute la semaine aux quatre coins de la ville. Notre premier arrêt se fait au siège de l’association qui nous accueille pendant ce voyage : Le Malaysian AIDS Council (MAC). C’est au bout de Jalan Sentul, dans un quartier populaire en pleine mutation, que se trouve le siège de Mac. Sentul bruisse d’une activité constante, entre les klaxons des bus, les effluves de curry et les appels à la prière qui se mêlent au ronronnement des trains. Autour de moi, les tours modernes poussent à côté d’échoppes indiennes et de blocs d’appartements un peu fatigués. Le siège de Mac s’est installé là, dans un bâtiment modeste, à l’écart des quartiers d’affaires aseptisés. Une manière de dire, peut-être, que la lutte contre le VIH ne se mène pas depuis les gratte-ciels climatisés, mais bien au cœur des quartiers populaires.

    Quelques mots sur Mac. Fondé en 1992, le Malaysian AIDS Council est l’organisme faîtier (qui chapeaute d’autres organisations du même secteur) qui coordonne la riposte communautaire au VIH dans tout le pays. Créé à l’initiative du ministère de la Santé, il regroupe aujourd’hui 38 ONG partenaires, actives dans la prévention, le dépistage, le soutien psychosocial et la réduction des risques auprès des populations clés : travailleuses et travailleurs du sexe (TDS), usagers-ères de drogues, hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes, personnes transgenres et personnes vivant avec le VIH. Mac joue un rôle central dans le plaidoyer national, le financement des programmes communautaires et la lutte contre la stigmatisation. Il agit également comme interface entre les autorités publiques, les ONG locales et les bailleurs internationaux. En collaboration avec ses partenaires, Mac promeut un accès équitable aux traitements et services de santé, tout en défendant une approche fondée sur les droits humains et la participation active des communautés concernées.

    BUREAU MAC

    Siège du Malaysian AIDS Council (MAC).

    Crédit photo : Fred Lebreton

     

    Une transition délicate vers l’autonomie pour la lutte contre le VIH en Malaisie

    Dans le pays, qui est une fédération, le Malaysian AIDS Council est le récipiendaire principal des financements du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Pour faire simple, dans chaque pays bénéficiaire, le Country Coordinating Mechanism (CCM), instance nationale de coordination du Fonds mondial, désigne un ou deux voire plusieurs récipiendaires principaux chargés de redistribuer les fonds à des sous-récipiendaires, le plus souvent des ONG ou des cliniques communautaires locales. La situation malaisienne présente une particularité : le pays est en transition vers une autonomie complète, avec pour objectif le retrait total du Fonds mondial d’ici à 2028. Pour la période d’allocation 2023‑2025, la Malaisie perçoit 3,56 millions de dollars américains. À titre de comparaison, l’Indonésie reçoit 295,24 millions de dollars et l’Inde environ 500 millions sur la même période, respectivement 83 et 140 fois plus que la Malaisie. Cette disparité s’explique d’abord par la taille de la population et les chiffres de l’épidémie mais aussi par l’approche différenciée du Fonds mondial, qui oriente prioritairement ses financements vers les pays à forte charge épidémique et disposant de faibles capacités de financement domestique.

    Un virage épidémiologique majeur en Malaisie

    Après une présentation des chiffres clés du VIH en Malaisie (voir encart 3), cette visite du siège de Mac est l’occasion pour nous de rencontrer le Dr Raja Iskandar, infectiologue à l’Université de Malaya et président du Malaysian AIDS Council depuis 2020. Élégant, souriant et avec un léger accent british, le président du Mac ne passe pas par quatre chemins : la lutte contre le VIH en Malaisie doit s’adapter rapidement à la nouvelle réalité épidémiologique. « Nous avons assisté à un basculement : alors que la transmission était autrefois dominée par l’usage de drogues injectables, elle est aujourd’hui principalement sexuelle et entre HSH [hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes, ndlr] », explique-t-il. Ce tournant impose une refonte complète des stratégies nationales, et, en premier lieu, une montée en puissance de la Prep. Mais le médecin insiste : l’offre ne peut plus se limiter à une unique pilule. « Il nous faut diversifier les formulations, intégrer les injectables dès qu’ils sont disponibles, et surtout, multiplier les modèles de distribution : cliniques publiques, structures communautaires, pharmacies, télésanté. »

    Un dépistage encore trop tardif malgré des chiffres en apparence rassurants

    Si près de 81 % des personnes vivant avec le VIH connaissent leur statut selon le ministère de la Santé, les chiffres ne suffisent pas à rassurer le Dr Iskandar. « Nous voyons encore trop de patients diagnostiqués très tard, avec des CD4 effondrés et des infections opportunistes. Ce n’est plus acceptable, indique le médecin. Pour y remédier, le Malaysian AIDS Council fait de l’autotest une priorité. Actuellement distribué via une plateforme en ligne, ce mode de dépistage doit impérativement se diversifier. Le médecin ajoute un autre enjeu de fond : celui de la pérennité des actions.
    « Le financement international devient incertain. Nous devons trouver des modèles durables, en particulier en renforçant nos partenariats avec le secteur privé, via notre branche de levée de fonds, la Malaysian AIDS Foundation. » L’engagement de Mac ne se limite pas à la technique : il se veut aussi fidèle aux voix qu’il représente. Avec ses 38 ONG affiliées, il s’appuie sur une gouvernance participative intégrant les populations clés. Ces dernières siègent aussi au sein du CCM malaisien [Country Coordinating Mechanism, instance nationale de coordination du Fonds mondial, ndlr], garantissant une prise en compte réelle de leurs besoins dans les instances nationales.

    Le poids de la religion dans la réponse au VIH en Malaisie

    Lutter contre le VIH en Malaisie, c’est aussi marcher sur un fil. La Malaisie est un pays multireligieux, mais l'islam est la religion officielle de la Fédération, selon la Constitution et environ 63 % de la population malaisienne est musulmane. « Nous défendons les droits des personnes LGBTQIA+, mais dans un pays à majorité musulmane où la religion est de plus en plus politisée, cela demande une grande prudence », reconnaît le Dr Iskandar. Le Malaysian AIDS Council ne se positionne pas comme une organisation de défense des droits humains, mais en s’attaquant aux inégalités d’accès aux soins, il en touche inévitablement les ressorts. « Certaines de nos sources de financement viennent d’institutions religieuses. Nous devons donc composer. C’est un équilibre délicat. » Résultat : une forme de « tolérance » tacite, le fameux « Don’t ask, dont tell » (« Ne rien demander, ne rien dire ») pour reprendre cet ancien dogme de l’armée américaine (1993-2011) interdisant aux soldats LGBT+ de révéler leur orientation sexuelle, sous peine d’exclusion, tout en empêchant leurs supérieurs-es de les interroger à ce sujet. Une loi du silence qui peut éloigner les communautés les plus exposées au VIH de la prévention et du soin et qui explique, en partie, les pics d’infections chez les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes en Malaisie. Cependant, les pouvoirs publics ont su, au fil des années, instaurer un dialogue constructif entre les organisations communautaires et les leaders religieux. Plusieurs exemples concrets vont illustrer ce dialogue au cours de ce voyage.

     

    DR RAJA

    Le Dr Raja Iskandar, infectiologue à l’Université de Malaya et président du Malaysian AIDS Council depuis 2020.

    Crédit photo : Laurence Geai

     

    Du Royaume-Uni à Kuala Lumpur, un militant malgré lui

    Formé au Royaume-Uni, le Dr Raja Iskandar a découvert la médecine VIH dans une clinique de Londres où « tout tournait autour du patient, à l’inverse des hiérarchies classiques ». Ce modèle centré sur l’humain ne l’a jamais quitté. De retour en Malaisie, il a cofondé une clinique communautaire de santé sexuelle, puis rejoint l’Université de Malaya aux côtés de la professeure Adeeba Kamarulzaman, figure incontournable de la lutte contre le VIH en Asie, et première présidente asiatique de l’International AIDS Society (IAS). Là-bas, il découvre que l’activisme fait souvent partie intégrante du métier. « Tous les infectiologues deviennent des militants, sinon leur travail reste incomplet », résume-t-il. Et les défis sont de taille : stigmatisation persistante, retards de diagnostics, accès limité aux traitements les plus récents. « Il faut en moyenne cinq ans pour qu’une molécule disponible dans les pays du Nord arrive ici. Nous ne faisons pas partie des pays inclus dans la licence volontaire du lénacapavir [Prep injectable à longue durée d’action tous les six mois, ndlr], contrairement à la Thaïlande. » Pour lui, ces retards sont symptomatiques d’un système mondial qui n’a pas tiré les leçons du passé. « Tant que ce fossé perdure, nous ne sommes pas sur la bonne voie pour mettre fin à l’épidémie. »
    À suivre dans le deuxième épisode…

     

    kenny

    Kenny Yap (mobilisation des ressources, relations internationales et initiatives spéciales à Malaysian AIDS Council/MAC)

    Crédit photo : Laurence Geai

    Qu'est-ce que le Fonds mondial?

    Le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme a été créé en 2002 comme un partenariat entre les gouvernements, la société civile, le secteur privé et les communautés affectées. Il mobilise et investit plus de cinq milliards de dollars américains par an à l’appui de programmes menés par des experts-es locaux-les dans les pays et les communautés qui en ont le plus besoin. Depuis sa création en 2002, il a permis de sauver 65 millions de vies et de faire baisser la mortalité des trois maladies de plus de 60 %. Pour le VIH spécifiquement, le Fonds a réduit les nouvelles infections de 61 %, a placé 25 millions de personnes sous traitement en 2023. Il cible particulièrement les groupes les plus vulnérables avec 13,1 millions de tests de dépistage pour la seule année 2023. Le Fonds mondial représente 28 % de tous les financements internationaux contre le VIH/sida. La France est un partenaire historique du Fonds mondial. En plus d’en être un membre fondateur, c’est le deuxième plus gros contributeur historique derrière les États-Unis.

    Pour aller plus loin.

     

    AIDES appelle la France à un engagement fort de deux milliards d'euros pour le Fonds mondial

    Dans un communiqué publié le 11 juin 2025, AIDES alerte sur une résurgence menaçante de l’épidémie de VIH/sida, rendue possible par des reculs de financements internationaux et des attaques répétées contre les droits des personnes concernées. L’association appelle la France à se montrer à la hauteur de l’enjeu en augmentant de 25 % sa contribution au Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, pour atteindre deux milliards d’euros lors de la huitième reconstitution prévue en fin d’année. « Le moindre recul de l’ambition financière aura des conséquences directes sur le terrain, avec des dizaines de milliers de décès supplémentaires », alerte AIDES. Au-delà de l’augmentation de sa contribution, la France est invitée à affirmer un leadership politique européen sur cette reconstitution, notamment en amont de sa présidence du G7 en 2026. L’association demande également la réaffectation des recettes issues des taxes innovantes, notamment la taxe sur les transactions financières et la taxe sur les billets d’avion, à la solidarité internationale, afin de soutenir le Fonds mondial. Enfin, AIDES appelle l’État à défendre une vision forte de la santé mondiale, fondée sur l’accès universel aux soins, la promotion des droits humains et le soutien à la santé communautaire. « Alors que vingt années de lutte contre le VIH/sida risquent d’être sapées en quelques mois », les militants-es de AIDES et Coalition PLUS assurent qu’ils-elles resteront mobilisés-es pour faire entendre leur voix et défendre la vie des personnes vivant avec le VIH.

    Pour aller plus loin.

     

    VIH en Malaisie : une épidémie concentrée, des progrès fragiles

    En 2023, la Malaisie comptait environ 85 000 personnes vivant avec le VIH, dont 69 000 hommes et 16 000 femmes, et moins de 500 enfants sur une population totale d’environ 33,4 millions d’habitants-es. La prévalence du VIH chez les adultes de 15 à 49 ans reste globalement faible (0,3 %), mais les disparités sont nettes : 0,5 % chez les hommes contre 0,1 % chez les femmes. L’épidémie demeure fortement concentrée au sein des populations clés : les personnes qui s’injectent des drogues, les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes, les travailleuses et travailleurs du sexe et les personnes transgenres. En 2023, environ 3 000 nouvelles infections ont été recensées en Malaisie, majoritairement chez des HSH (hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes). Si la Malaisie a entamé des avancées vers la cascade 95-95-95 de l’Onusida, le pays reste loin des objectifs : en 2022, 81 % des personnes vivant avec le VIH connaissaient leur statut sérologique, 68 % bénéficiaient d’un traitement VIH, et 87 % de celles sous traitement avaient une charge virale indétectable soit seulement 48 % de l’ensemble des PVVIH, loin de l’objectif des 86 % visé par l’Onusida. Côté prévention, un programme de Prep financé par le Fonds mondial a été lancé en janvier 2023 (soit onze ans après les États-Unis et sept ans après la France). Environ 7 000 personnes ont démarré la Prep depuis janvier 2023 via ce programme. En ce qui concerne l’ensemble des usagers-ères de la Prep en Malaisie (couvrant à la fois les cliniques privées et le programme financé par le Fonds mondial), on compte plus de 10 000 usagers-ères en très grande partie des HSH. Une faible proportion de cette population clé alors que les pouvoirs publics estiment que la Malaisie compte au moins 220 000 HSH.