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    L’Actu vue par Remaides : « Ukraine : combattre le VIH en temps de guerre »

    • Actualité
    • 08.04.2025

     

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    Des SpecialBox faites par l’association 100% Life qui contiennent des préservatifs, des lubrifiants, des lingettes intimes et un pilulier pour les personnes prenant la Prep.
    Image : Facebook 100% Life.

    Par Evann Hislers

    Ukraine : combattre le VIH
    en temps de guerre

    Depuis plus de deux ans, l’Ukraine est, suite à l’invasion russe, en proie à une guerre qui a bouleversé la vie de millions de personnes. Parmi elles, 244 000 personnes vivent avec le VIH. Bombardements, déplacements, pénuries de médicaments : le conflit a fragilisé le système de santé du pays et mis en péril les progrès réalisés dans la lutte contre l’épidémie. Alors que la guerre perdure, des associations se battent pour maintenir les acquis.

    Voilà maintenant presque trois ans que l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie a débuté. Cette guerre aurait déjà tué plus d’un million de personnes des deux côtés, selon le Wall Street Journal. Au-delà des morts tragiques, la guerre a d’autres conséquences : les déplacements – internes ou vers l’étranger – par millions d’Ukrainiens-nes, les traumatismes de la guerre, la perte d’êtres chers… Une vie ponctuée par des bombardements et des coupures d’électricité, chaque semaine, voire tous les jours. Au milieu de ce chaos, les personnes vivant avec le VIH. L’Ukraine est le deuxième pays d’Europe avec le plus grand nombre de personnes vivant avec le VIH, environ 244 000, pour une population estimée à plus de 43 millions de personnes en 2024. En Ukraine, les publics les plus exposés au VIH sont les consommateurs-trices de drogues injectables, avec une prévalence de 20,3 % de personnes vivant avec le VIH dans cette population. Les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes ont une prévalence au VIH de 3,9 % et les travailleurs-ses du sexe de 3,1 %. Avant la guerre, le pays avait réalisé des progrès fulgurants, depuis son entrée dans le programme Breaking Down Barriers (Lever les obstacles, en français) du Fonds mondial.

    Des progrès importants jusqu’à l’invasion russe
    Dans un rapport sur l’Ukraine, publié fin 2023, le Fonds mondial rappelle les « progrès significatifs réalisés dans la réduction des obstacles liés aux droits pour l’accès aux services de lutte contre le VIH, depuis 2020. » En 2021, sur les plus de 244 000 personnes vivant avec le VIH, 75 % connaissaient leur statut et 83 % d’entre-elles étaient sous traitement. Parmi les personnes sous traitement, 94 % avaient une charge virale indétectable. Cet indicateur, le dernier des « trois 95 », un objectif décidé par les Nations unies, était donc presque atteint. Pour rappel, en 2017, soit quatre ans plus tôt, les critères mesurés en Ukraine étaient respectivement de 56-72-89. Evgen Bilotskiy, chef de projet à ALLIANCE.GLOBAL, une organisation ukrainienne de lutte contre le VIH, explique qu’avant la guerre, « il y avait beaucoup de programmes pour rendre la vie des personnes vivant avec le VIH normale, et beaucoup d’efforts ont été déployés pour réduire tous les obstacles dans l’accès au traitement. » Avant la guerre, il n’y avait pas de problèmes d’accès à la médecine ou aux traitements. Les traitements sont « gratuits » et « obtenus dans des centres contre le VIH », explique Evgen Bilotskiy. Les nombreux programmes existant partout dans le pays permettaient d’éviter tout problème d’accès aux soins.

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    Pour le 1er décembre 2022, les militants-es de 100% Life avaient protégé le Monument du ruban rouge à Kiev, pour lui éviter les dommages des bombardements russes.
    Image : Facebook 100% Life

    L’accès aux traitements en péril
    Depuis le début de la guerre, quelque 1 570 attaques ont été menées contre des établissements de santé ; plus de 630 ont été endommagés, selon l’Onusida. C’est plus de 450 000 personnes qui étaient reçues, chaque mois, dans ces centres avant les attaques. « Aujourd’hui, cela peut être difficile de se soigner, surtout quand on vit dans une région où la guerre est active », affirme Evgen. Des difficultés logistiques rendent compliqué l’accès aux traitements, voire impossible dans certaines zones. Dans les territoires occupés, l’Ukraine « ne parvient pas à continuer de fournir des soins contre le VIH », reconnaît le Fonds mondial. Dans une interview accordée à à Aidsmap, Olga Gvozdetska, directrice générale adjointe du Centre pour la santé publique du ministère ukrainien de la Santé, pointe l’impact de la guerre sur la lutte contre le VIH. Entre 2021 et 2023, les nouveaux diagnostics sont passés de plus de 16 000 en 2021 à 12 292 en 2022. Les diagnostics tardifs ont augmenté de 9 % en un an, passant de 56 % à 65 %. La proportion de personnes suivies étant sous traitement, qui était de 83 % en 2022, est passée à 77 % en 2023. La guerre a également un impact sur les nombreuses actions de prévention qui existaient avant le conflit. Une enquête menée par l’ONG Alliance for Public Health montre que de nombreuses personnes ne reçoivent plus de conseils de prévention sur le VIH, de préservatifs gratuits et de dépistages pour le VIH et les IST. Pourtant, la guerre augmente sensiblement les risques parmi les groupes les plus exposés. Dans un article du Harm Reduction Journal, les auteurs-rices soulignent que « les crises sociales majeures entraînent souvent une augmentation du commerce du sexe et de la consommation de drogues, ainsi que des maladies qui y sont associées ». Ce sont souvent les femmes déplacées qui sont particulièrement dépendantes du travail du sexe comme source de revenus.

    L’article pointe aussi que « la douleur causée par des blessures ou des traumatismes psychologiques liés à la guerre peut amener certains soldats, anciens soldats et civils à commencer à consommer des drogues, peut-être à la suite de la prise d’analgésiques opioïdes, après une blessure. » La guerre a également eu des conséquences sur la prise en charge des consommateurs-trices de produits psychoactifs Il y a cinq ans, 211 sites distribuaient des traitements de substitution aux opioïdes (TSO). Les bombardements russes et l’occupation de certaines régions ont affecté le nombre de centres opérationnels : fin 2022, ils ne sont plus que 183. Avec la guerre, l’accès aux centres médicaux fournissant des TSO devient parfois très compliqué. Pour y pallier, les doses à emporter pour plusieurs jours, voire semaines, se sont considérablement généralisées.

    Aujourd’hui, neuf personnes sur dix qui sont sous un TSO emportent leurs doses de traitement à domicile. Elles n’étaient que 30 % en 2019. Plus le champ de bataille est proche, plus l’accès aux traitements se complexifie. Dans le pays, 28 % des personnes sous TSO habitent dans les régions affectées par l’invasion russe. Pour celles vivant en zone occupée, impossible d’accéder aux traitements, car ces derniers sont interdits en Russie comme dans les territoires occupés. En Ukraine, l’introduction des TSO s’est faite en priorité en réponse à la forte prévalence du VIH chez les personnes injectrices de drogue. Ainsi, 20,3 % des personnes vivant avec le VIH sont injectrices et 40,7 % des personnes sous TSO vivent avec le VIH. Dans le pays, l’usage de drogue est toujours criminalisé, mais le pays finançait néanmoins les traitements de substitution. En mai 2022, le gouvernement ukrainien a coupé toutes les aides aux traitements de substitution.

    Actuellement, 100 % des doses sont fournies avec l’appui du Fonds mondial. « Avant la guerre, l’Ukraine avait accepté certaines obligations », avance Evgen d’ALLIANCE.GLOBAL. Mais la guerre a rebattu les cartes. Le gouvernement ukrainien, acculé par le coût astronomique du conflit et la crise économique induite par celle-ci, n’est plus capable de financer les engagements de santé publique qu’il avait pris. Les actions de lutte contre le VIH/ sida sont financées à 85 % par le Fonds mondial et le Plan présidentiel [américain] d’aide d’urgence à la lutte contre le sida (Pepfar) en 2022. Les deux institutions sont même allées jusqu’à payer les salaires des travailleurs de la santé. En 2023, aucun financement pour la lutte contre le VIH ou pour les accès aux TSO n’a pu être fourni par le gouvernement ukrainien. Malgré des problèmes de financement, la plus grande difficulté à laquelle font face ALLIANCE.GLOBAL et 100% Life (voir en page 50), une importante association de lutte contre le sida dans le pays, c’est l’élargissement du « processus de mobilisation ». Depuis août 2023, le ministère ukrainien de la Défense considère comme aptes au service militaire « les personnes cliniquement guéries de l’hépatite virale [et] celles qui sont séropositives au VIH, mais sans symptômes », selon le Kyiv Independent, un média ukrainien de langue anglaise. « Le souci, c’est que l’Ukraine n’a pas les capacités de fournir un traitement contre le VIH sur le front », s’alarme Evgen.
     

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    Les associations en première ligne
    Cette mobilisation tous azimuts, croissante, pose un problème : la majorité des actions de lutte contre le VIH/sida est le fait des associations qui travaillent dans le pays. Avec la guerre, les ONG ont commencé à fournir un support humanitaire avec la distribution de nourriture, de produits d’hygiène et de vêtements. Certaines ONG ont participé à l’évacuation des populations dans des régions où la guerre était active et parfois même dans les territoires occupés. Face à l’afflux de personnes déplacées par les bombardements, les associations ont rapidement mis en place des abris d’urgence. ALLIANCE.GLOBAL avait deux abris avant la guerre, à Kyiv et Dnipro. Maintenant, elle en possède et dirige trois de plus à Kharkiv, Lviv et Chernovtsi, ces deux derniers dans l’est du pays, car « les personnes de l’Est bougent vers l’Ouest à cause de la guerre », souligne Evgen. Ils sont destinés aux personnes LGBTI+, ainsi qu’à leur famille. L’association 100 % Life, membre de Coalition PLUS, a aussi construit des refuges pour les personnes déplacées. Afin de maintenir un accès aux soins, les deux organisations de lutte contre le VIH 100 % Life et Alliance for Public Health ont développé des vans mobiles pour intervenir au plus près du champ de bataille. Alliance for Public Health intervient dans des « communautés rurales, situées de 7 à 30 km » des zones de conflit, principalement dans les régions de Kharkiv, Kherson, Donetsk, Zaporizhya, Dnipro et Mykolaiv. Les vans mobiles proposent des consultations avec des médecins, mais également des dépistages de la tuberculose, du VIH, de la syphilis et des hépatites virales. En un peu plus d’un an, 1 000 tests du VIH (dont douze ont eu un résultat positif), 179 tests de la syphilis (trois résultats positifs) et 1 050 tests de l’hépatite C (39 résultats positifs) ont été réalisés. Les vans mobiles proposent aussi de la méthadone et des seringues stériles.

    Après l’invasion russe, 100 % Life a conservé son rôle déterminant [voir encart] dans la distribution des 18 millions de doses d’antirétroviraux livrés par des partenaires internationaux comme l’Organisation mondiale de la santé et le Pepfar. Les branches régionales de 100 % Life ont livré à pied, en bateau ou à vélo des antirétroviraux aux patients-es, en franchissant les points de contrôle militaire et passant sous les bombardements russes. Mission hautement risquée, mais qui a permis à 130 000 personnes vivant avec le VIH ne pas interrompre leur traitement. Pour les traitements de substitution aux opioïdes, dès le premier mois de conflit, des organisations ont participé au financement de plusieurs lots de TSO. Le Fonds mondial a pris très rapidement le relais. En mars 2022, Alliance for Public Health, en collaboration avec le Centre pour la santé publique, a organisé des livraisons de méthadone et de buprénorphine (médicaments de substitution à l’héroïne) dans des villes pourtant encerclées par les troupes russes. À Sumy et Chernihiv notamment, elle a caché ces médicaments dans des grands lots d’autres médicaments pour éviter la confiscation des TSO lors des contrôles par l’occupant.

    Quid des séropositifs-ves exilés-es ?
    Entre 2021 et 2022, les diagnostics de séropositivité des personnes originaires d’Ukraine ont été multipliés par dix dans les pays de l’Union européenne ainsi qu’en Islande, au Liechtenstein et en Norvège. Un peu moins de 10 % de ces personnes ont été diagnostiquées pour la première fois, majoritairement des femmes et des enfants. La moitié de ces personnes étaient sous traitement, mais le statut des 50 % restants est inconnu. « Il est important que les services de santé des pays d’accueil orientent rapidement les personnes [PVVIH] vers des programmes de traitement et de soins dès que possible après leur arrivée, à la fois pour soutenir la santé individuelle et pour réduire le risque d’augmentation de la charge virale, qui pourrait conduire à une transmission ultérieure », souligne l’étude. Les principales barrières auxquelles ces réfugiés-es peuvent être confrontés sont la langue, l’accès aux soins et la stigmatisation.

    Après la guerre, de nombreux défis
    En Ukraine, la transmission du VIH est criminalisée. L’article 130 du Code pénal ukrainien indique que des poursuites sont possibles en cas « d’infection d’une autre personne par le VIH ou toute autre maladie contagieuse incurable ». Ces poursuites peuvent être engagées même dans le cas où il n’y a pas de transmission effective, mais éventuelle exposition à un risque. En plus de cette disposition du Code pénal, une loi spécifique sur le VIH existe. Elle impose notamment aux personnes vivant avec le VIH de révéler leur statut sérologique à leurs partenaires et oblige les PVVIH à recevoir des conseils sur les « mesures à prendre pour éviter la transmission du virus, ainsi que de la responsabilité pénale potentielle en cas d’« exposition » et de transmission », explique l’ONG HIV Justice Network. La loi a été modifiée en 2023 pour améliorer l’accès aux soins et aux dépistages pour les personnes vivant avec le VIH. HIV Justice Network indique qu’entre 2015 et 2018, 29 cas de poursuites criminelles pour transmission ou non divulgation du statut sérologique ont été répertoriées. « Cette loi existe toujours aujourd’hui. », pointe Evgen Bilotskiy. « Mais en principe, l’article n’est plus utilisé. Les personnes ne sont plus poursuivies. » Malgré des avancées et tous les efforts déployés par les ONG, la fin de la guerre – que beaucoup espèrent prochaine – risque d’être associée à une augmentation des cas de VIH, aujourd’hui non diagnostiqués ou qui le seront tardivement. De nombreuses personnes, qui avaient une charge virale indétectable, n’ont pas pu la maintenir, du fait d’interruptions de traitements. Une augmentation du nombre de personnes s’injectant des drogues est fort probable, comme une hausse de celles pratiquant le travail du sexe : deux activités qui exposent à un risque élevé, surtout en l’absence d’outils de prévention. Face à ces enjeux cruciaux, l’Ukraine, notamment son gouvernement, devra agir rapidement, tant sur le plan politique que financier. Actuellement, le gouvernement ukrainien ne finance pas les actions de lutte contre le VIH/sida des ONG, ou les programmes de traitements de substitution aux opiacés. Si les financements du Fonds mondial et du Pepfar étaient déjà indispensables avant la guerre, ils s’avèrent cruciaux aujourd’hui et le resteront dans les années à venir.

    Remerciements chaleureux à Stéphan Vernhes, Coordinateur - Plateforme Europe (AIDES) pour son aide précieuse.

     

    "Breaking down barriers"
    Depuis 2017, l’Ukraine fait partie du groupe des pays participants au programme « Breaking Down Barriers » ou « Lever les obstacles », une initiative du Fonds mondial. Ce programme fournit un support financier et technique pour lutter contre le VIH, la tuberculose et le paludisme. Depuis le début du projet, l’Ukraine a reçu 4,7 millions de dollars d’aide. Les organisations ukrainiennes qui perçoivent des financements du programme, comme 100 % Life, Alliance for Public Health ou ALLIANCE.GLOBAL, ont mis en place, entre autres, des programmes d’accès aux droits, qui permettent d’améliorer l’accès à la prévention et aux soins des populations clés.

    L'ONG 100 % Life

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    L’association 100 % Life, membre de Coalition PLUS, est la plus grande association de personnes vivant avec le VIH d’Ukraine. Fondée, il y a plus de 21 ans par des militants-es séropositifs-ves, elle dépiste un tiers des nouveaux cas de séropositivité du pays. Elle joue également un rôle dans l’accessibilité aux traitements. Dmytro Scherembey, qui travaille pour l’association, explique : « En trois ans, nous sommes passés de 50000 personnes vivant avec le VIH sous traitement à 113000, sans aucune augmentation du budget de la part de l’État ».

    Des réfugiés-es ukrainiens-nes en France

    Parfois, ces réfugiés-es arrivent en France. Stéphan Vernhes, coordinateur de la Plateforme Europe pour AIDES, indique qu’en 2022, 47 cas de réfugiés-es vivant avec le VIH ont été recensé. En 2023, ils-elles n’étaient plus que trois et un seul à ce jour, en 2024. « Sur la Côte d’Azur, les communautés ukrainienne et russe sont particulièrement fortes », explique Raphaël Abitbol, chargé de projet au SPOT Marshall de Nice (AIDES). « Nous avons reçu plusieurs PVVIH, originaires d’Ukraine, qui avaient besoin d’un accompagnement », notamment pour les rendez-vous à l’hôpital et l’ouverture des droits à l’aide médicale d’État (AME). Il y a surtout un besoin d’accompagnement pour surmonter la barrière de la langue. Ce sont des personnes qui restent très discrètes sur leur vie privée. Une personne accompagnée reconnaîtra auprès de Raphaël, que « c’est plus simple ici, pour la vie et le traitement ». Le gouvernement a « mis en place des pass pour les réfugiés ukrainiens », rappelle Stéphan Vernhes. « C’était plus facile et rapide pour les Ukrainiens, car ils avaient un bureau dédié [pour traiter leurs demandes, ndlr]», ajoute Raphaël. L’accompagnement des Ukrainiens-nes a mis en avant un traitement différencié des réfugiés-es, guerre oblige.