L'Actu vue par Remaides : Sans (cent) nuances de gris !
- Actualité
- 09.08.2024
© Nina Zaghian
Par Camille Spire
Sans (cent) nuances de gris!
Et si l’on s’essayait à la non-violence ?
Je me rappelle d’une publicité dont le slogan était : « Et si le luxe, c’était l’espace ? ». Aujourd’hui, je me demande plutôt : et si la base, le minimum, c’était l’espace ? L’espace indispensable pour élaborer sa pensée en entier, l’espace de développer son idée sans la réduire, la simplifier à outrance, la dénaturer.
Nous manquons cruellement d’espace pour (nous) laisser la possibilité de développer une pensée complexe. Tout raisonnement n’est pas noir ou blanc. Tout n’est pas réductible à 120 caractères. Or, la nuance demande du temps, exige de l’espace.
Un constat s’impose. S’il n’y a pas de nuances possibles : comment faire société ? Comment construire en commun ? Trop souvent aujourd’hui, l’équation se résume à un duel : si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi !
Lors d’une récente émission de radio, j’ai entendu un professeur reprocher aux étudiants-es qui défendaient la Palestine et qui occupaient Sciences Po leur « pauvreté intellectuelle » et leur « radicalisme sans nuance ». Parallèlement, les discours de l’exécutif et d’une partie des intellectuels-les renvoyaient à la prétendue « wokisation » de Sciences Po ; un terme devenu une insulte dans bien des bouches et bien des têtes… même pensantes. À cela, ces commentateurs-rices avisés-es y ajoutaient aussi les conséquences d’une supposée influence « islamo-gauchiste ». Comment est-il possible d’exiger de jeunes de moins de 25 ans d’être dans la nuance, quand soi-même, on est dans l’incapacité intellectuelle de le faire quand il ne s’agit tout simplement pas d’une tactique pour disqualifier la pensée de l’autre. On ne peut que constater, qu’aujourd’hui, les discours officiels et le traitement des médias de masse (la télé et la radio, évidemment…) nous éloignent de débats apaisés qui laisseraient la place aux idées complexes, aux nuances.
L’absence de nuances (qui ne date, hélas, pas d’aujourd’hui) entraine une polarisation, qu’elle entretient de surcroît, figeant durablement les camps, générant de la violence : celle des mots, puis parfois celle des actes. Pourtant, la violence d’un discours (d’autant plus s’il se drape de l’autorité politique, intellectuelle, etc.) rend le message inaudible ; ce qui est assez contreproductif. Dans un dialogue qui fonde la relation à l’autre, on peut chercher à convaincre du bien-fondé de ses idées, de la « justesse » de sa pensée, mais la force de conviction n’est pas le mépris de l’autre, encore moins son écrasement.
La violence des mots qui parfois fait « saigner les oreilles » est tout aussi flagrante à l’écrit. Je dois dire que j’hésite sérieusement à désactiver mon compte X/Twitter. Je n’y vais déjà que rarement, mais quelques minutes de lecture (éprouvante) des insanités proférées à l’encontre de la drag queen parisienne Minima Gesté (tout mon soutien à elle bien sûr) en tant que porteuse de la flamme Olympique auront suffi à me consterner… De la violence bien à l’abri derrière son écran ; une violence lâche. La violence est l’arme des faibles, qui fait l’économie de l’intelligence. C’est un aveu de faiblesse, de défaite, de lâcheté.
Renoncer à la violence (y compris celle des mots qu’on dit ou qu’on écrit), en face à face ou par média interposé, demande une grande force. Se mettre à la place de l’autre quand on lui parle, être en capacité de mettre ses émotions « à la bonne place », ne pas les renier, mais ne pas les « balancer » à son-sa interlocuteur-rice : tout cela demande une grande force, un travail sur soi, une certaine discipline personnelle et citoyenne.
Je ne me leurre pas sur les rapports de pouvoirs existants qui génèrent, en eux-mêmes, de la violence. « À force d’être traités comme des animaux, il ne faut pas s’étonner que les gens se comportent comme tels », me disait un ami. Les violences les plus visibles ne sont pas nécessairement celles qui ont le plus d’impact. La violence de la société, le rabaissement continu de certaines catégories de population, la violence de classe génèrent comme par effet boomerang, celle des individus. Reste que ce serait admettre l’impossibilité du vivre ensemble que d’accepter cette violence comme une fatalité.
Alors ne faut-il pas commencer à notre échelle ?
Nous vivons dans un monde violent. Nous sommes en colère (avec de bonnes raisons de l’être). Pour autant, cela ne peut pas servir de justification pour user de la violence entre nous ou envers les autres. D’abord parce que nous ne pouvons pas nous satisfaire d’une situation où des espaces supposément « safe » (autrement dit sûrs pour toutes et tous) s’avèrent ne pas l’être dans les faits. Des espaces dans nos associations où nous ne ferions que reproduire des mécanismes de domination, de discrimination que nous combattons par ailleurs. Ce n’est bien sûr pas acceptable. Ensuite, parce que si nous ne sommes pas capables d’agir différemment, de changer résolument la donne, j’ai alors beaucoup de craintes pour l’avenir de la lutte contre le VIH.
La lutte contre le VIH peut parfois sembler « violente » dans sa radicalité, son urgence. Pourtant, elle est en réalité construite sur une pensée nuancée, complexe, qui ne fait pas la morale. Dans la lutte contre le VIH, c’est bien un discours qui ne relève pas de la notion du « bien » ou du « mal », loin de la binarité, qui a été pensé. C’est d’ailleurs un message qu’il est compliqué de faire passer, notamment dans les médias, car il ne peut être réduit à un message manichéen, dont on pense souvent, à tort, qu’il est le seul à être compris.
À AIDES, c’est une manière de réfléchir pragmatique et fondée sur l’écoute que nous avons développée au fil des décennies. L’écoute active est le socle de notre manière d’agir et de notre savoir-être avec les autres. Le combat contre le VIH n’implique pas la violence, mais une forme de désobéissance civile, citoyenne ; ce qui est très différent. Il implique la prise en considération de l’autre, le respect, la posture. Pour transformer la société, nous devons essaimer notre modèle auprès des autres et concomitamment le renforcer entre nous. En faisant corps entre nous, nous n’en serons que plus forts-es pour faire passer nos messages. Sans violence. Dans la nuance.
Cet article est publié dans le Remaides 128 (été 2024)