L'actu vue par REMAIDES : "Mémoire de luttes, lire ou relire Daniel Defert"
- Actualité
- 11.03.2024
© Tom Craig
Par Nicolas Charpentier
Mémoire de luttes, lire ou relire Daniel Defert
La série initiée depuis le numéro 124 de Remaides touche à sa fin. Le dernier texte de Daniel Defert, présenté dans ce numéro, nous amène, l’année des 40 ans de AIDES, à une réflexion sur le temps.
Le texte qui suit est une interview de Daniel Defert, recueillie par Sophie-Anne Delhomme et Michel Butel pour la Revue Encore, dans son numéro 8 de février 1993. Ce texte a un caractère relativement inédit car il ne fait pas partie des textes republiés et annexés dans les ouvrages existants de ou sur Daniel Defert. Remaides fait ici archive.
Ce texte revêt aussi une importance toute particulière en cette année 2024, l’année des 40 ans de la création de AIDES, de par le thème que développe alors Daniel Defert, en 1993. Dans ce texte, il déroule une réflexion sur le temps et, en particulier, sur le changement, en prenant appui sur l’expérience du sida. Le sida — l’épidémie qui y est associée — est un événement qui se construit dans le temps. L’analyse de Daniel Defert nous amène à considérer la lutte contre le sida comme une théorie du changement, au sens de la transformation de la société. La lutte contre le sida s’inscrit, elle aussi, dans le temps ; elle a sa propre chronologie. La notion alors de transformation sociale, qui est chère à Daniel Defert, est une action qui prend appui sur le temps. La transformation sociale, ou autrement dit l’évolution de la société produite par l’action des communautés, est, ici, cousine du changement.
Daniel Defert nous invite à un exercice sur la perception du changement. À quel moment les choses changent ? Comment être au plus près du changement en train de se produire ? Comment traduire par le changement par le langage ? Quel rapport le politique entretient-il avec le changement ? Tout cela est bien théorique, vous me direz ! Oui, mais non ! Daniel Defert replace ici l’enjeu de mobilisation des communautés les plus affectées, invisibilisées dans la société, des personnes concernées et de leur (prise de) parole. C’est un plaidoyer éclairé pour l’action communautaire. Ce propos est précieux en cette année où vont se tenir de nouveaux États généraux des personnes vivant avec le VIH. Provoquer la tenue de ces États généraux est bien le marqueur, à la fois, que quelque chose a changé, mais que d’autres changements sont nécessaires, et que la mise en mots de ces changements passe par l’expression des personnes vivant avec le VIH.
Daniel Defert, mardi 19 janvier 1993, trois heures de l’après midi
Daniel Defert est ensorcelant. Et en plus c’est un lion. Personne ne peut ne pas l’éprouver, et vérifier comme ça que l’homme est immortel. C’est rare, non ? Il a le chic pour les phrases – on dit qui tuent, pour dire qu’elles sont trop fortes, trop totales, trop justes. Et cet hyper-être humain-là vit avec nous, rappelez-vous désormais, mais chaque matin, que c’est le moment d’entrer dans l’hyper-vie, d’y caracoler.
[revue Encore] Le monde a changé… ?
Il change tout le temps ! Une de mes passions c’est d’essayer d’être témoin au moins d’un changement. J’aimerais pouvoir noter le temps (t1) d’un événement [le temps initial d’un événement, ndlr] … Je suis un malade de la saisie du changement, avec ce sentiment que l’on n’en a jamais conscience, que c’est un pur effet de narration. On n’est jamais contemporain de son propre changement, on a l’impression qu’on ne change pas, ou plutôt on ne sait pas où ça change, ni par où et puis après coup, quand on a écrit, fixé quelque chose, on se rend compte qu’effectivement on n’est déjà plus là et que la grande difficulté c’est d’assumer qu’on a bien été là, parce qu’on est plus volontiers contemporain du flux, envahi par lui, que prêt à s’accepter épinglé là, comme un papillon sur son passé. Je pense qu’on est toujours dans le changement.
Tout à l’heure, déjeunant au café d’à côté, je pensais à vous qui alliez venir, qui alliez me parler du présent, j’étais attentif, et je captais les mots qui circulaient : morale, c’est drôle, au restaurant, les gens parlent de morale, sida… Il y a quand même bien une contemporanéité… Je crois qu’on est toujours profondément contemporain, donc on change. J’ai retrouvé dans les papiers de ma maison, à la campagne, des lettres de réquisition de chevaux sous Napoléon, des lettres de la conquête d’Algérie, dans les années 1830… On trouve déposés les signes continus de la contemporanéité. La chose la plus difficile, c’est de percevoir le seuil minimal du changement. Une jeune femme qui s’occupe de la formation des volontaires à l’association me disait ce matin que les nouveaux volontaires avaient beaucoup changé – tout le monde a beaucoup changé, beaucoup de gens sont morts parmi ceux qui ont créé l’association AIDES. Elle venait me dire : on a besoin maintenant de faire une présentation de l’histoire et des choix politiques de notre association. Ce que je lui racontais, sur l’histoire des tests, sur le fait qu’au moment où j’ai créé AIDES, la presse ne parlait que de Gallo et Montagnier pour savoir à qui revenait « l’invention » du virus et que lorsque Libération a annoncé la création de AIDES, c’était à l’occasion d’une conférence de Gallo à Cochin en présence des gens qui à Paris s’occupaient du sida et tout ce beau monde rigolait de ce pauvre Montagnier qui croyait avoir découvert le virus… Tout cela, elle n’en revenait pas. A l’époque nous avions contribué à introduire un changement chez les journalistes, à qui nous faisions découvrir en France, la réalité des malades. Ils voulaient alors qu’on voit les malades à la télévision. Puis cela est entré dans notre présent.
Un jour, Christine Ockrent m’avait demandé de lui présenter un malade pour un débat avec le Président de la République, je lui ai dit : « Non, ce sera un séropositif » - un garçon qui a vraiment eu un très gros impact : là aussi, on changeait de perception.
Parce que pour moi il y avait un enjeu majeur dans nos sociétés, non pas les malades au sens clinique, c’étaient les séropositifs – des gens qui sont pendant dix ans et plus en butte à un corps désidentifié, aux discriminations dans le travail, à l’angoisse, à une vie sexuelle complètement amputée ou perturbée, qui n’osent plus prendre de décisions affectives, qui sont exclus de certaines décisions économiques par les assurances… Le vrai problème de l’épidémie c’est au niveau de la séropositivité.
Ce qui m’a toujours fortement intéressé, c’est que les choses changent sans cesse, mais le langage ne naît pas à temps pour le dire – un langage qui, forcément, a pour effet de figer un moment du processus. Parce que, finalement, on est contemporain d’un langage, et non des événements qui, eux, vous échappent pour l’essentiel. Dans l’histoire du sida, je pense qu’à AIDES, en tant que groupe – c’est Gilles Deleuze qui m’avait fait sentir comment cette fonction de groupe était une fonction de production de quelque chose… parce qu’un individu, il est pris dans un jeu institutionnel et c’est finalement quand les gens se retrouvent dans une nouvelle situation qui est celle du groupe, qui a un effet de parole et de vérité autre – nous avons été au contact des gens qui disent quelque chose qui scande un changement sur l’espoir, la technologie, la médecine, notre mourir, la réalité médicale. A la fois le faire entendre aux autres, le formuler – en sachant très bien qu’à partir du moment où on en extrait un, on en valorise un, on n’entend plus les autres.
Il y a longtemps, dans un foyer de jeunes travailleur, j’ai entendu un jeune dire : « Au fond, le sida, c’est l’affaire de NOTRE génération. » J’étais sûr alors qu’il avait compris quelque chose qu’on n’avait pas encore su dire – on a dit qu’il faut s’adresser aux jeunes, à telles ou telles catégories de la population, et lui, toc ! Il a élargi et il a dit : « C’est notre génération… nos parents se sont éclatés en 68, nous, c’est fini, probablement pour toute notre génération. » Il a énoncé l’enregistrement d’un changement, et il n’y avait plus ensuite qu’à véhiculer cette perception du changement, la faire passer, faire penser aux gens : voilà le contemporain qui est nôtre… Je pense qu’on est sans arrêt dans le changement et la question est de le formuler. Un changement pour lequel on n’a pas encore trouvé de langage : qu’est-ce que veut dire socialisme, aujourd’hui, après ce qui vient de se passer dans les pays de l’Est ? [La chute du mur de Berlin, ndlr] Que veut dire se réclamer du socialisme aujourd’hui ? De tout socialisme ? Il faut tout repenser. Que veut dire se réclamer du libéralisme après la débâcle du thatchérisme ? Il faut tout repenser. Ce n’est plus un projet politique. Le vocabulaire politique, actuellement, est dénué de tout contenu. Là, il y a un vrai changement à penser, une vraie modernité à produire, les hommes politiques nous parlent de quelque chose qui a cessé d’exister depuis deux ou trois ans et ils n’en sont pas encore contemporains !
Tout ce qui se passe autour de nous, les gens n’ont pas le vocabulaire pour le dire. J’ai été frappé tout à l’heure d’entendre quelqu’un parler de morale dans ce café où j’étais : c’est passionnant, les gens se sentent donc obligés de revenir vers eux-mêmes pour reformuler leur propre projet. C’est précisément parce que le vocabulaire des repères politique est vide que les gens sont en train de formuler pour eux-mêmes ce qui est au plus proche de soi, dans des mots de morale, c’est-à-dire de choix, de rapports à soi… Se situer. Ça, ça m’intéresse, et je l’ai vécu très intensément dans l’histoire de l’association – je crois que le changement, c’est d’abord intime. En tout cas, il n’y a changement que lorsque ça vous travaille en dedans.
En 1984, je m’engage dans quelque chose qui est indicible, une maladie où les gens s’enferment ; ni les médecins, ni les malades n’osent en parler — ils n’osent pas parce qu’elle est indexée sur l’homosexualité, dont les gens osent encore moins parler. Beaucoup de gens sont morts en se demandant comment ils allaient faire pour communiquer ça à leur famille, et ce sont ces mêmes familles qui sont aujourd’hui volontaires dans l’association — des gens de tous les milieux qui sont devenus volontaires et qui s’occupent d’homosexuels, de toxicomanes, qui sont vraiment sans préjugés, sans tabous… Alors je me dis : « Tous ceux-là qui sont morts sans avoir osé parler à leurs proches alors que finalement ils étaient déjà presque contemporains, que les choses avaient déjà tellement évolué mais qu’on ne les avait pas mesurées ».
Ça avait évolué, mais ça ne s’était pas dit. En 1984, je redoutais beaucoup un mouvement d’homophobie autour du sida, et puis finalement ce n’est pas ça qui s’est manifesté, plutôt le contraire. Cette fille qui s’occupe de la formation des volontaires m’a dit que ce sont de plus en plus de parents, frères, sœurs de malades qui deviennent actuellement volontaires. Et ça, c’est une transformation. Une acceptation, une tolérance nouvelle. Beaucoup de choses se sont passées au niveau de ce que les gens ressentent, au niveau de ce qu’ils acceptent de dire, mais tout ça n’a pas encore sa traduction sur la scène publique — peut-être dans des sondages d’opinion, mais pas dans les discours qui sont censés traduire nos choix de société… Le changement, dont vous parliez, a plusieurs épaisseurs et ce qui perce à la couche de surface est certainement très en retard sur les différentes strates. J’ai besoin d’être près des gens qui éprouvent le plus les choses ; je crois que c’est à ce niveau-là que les transformations se disent le plus vite, le plus fort, et ce sont celles-là, malgré tout, qui traversent toutes les strates de la géologie et qui font la sensibilité d’une époque.
Alors est-ce que le monde change ? Oui, il change tout le temps. En mai 68, j’ai eu un grand regret : j’ai vu la première manifestation, à laquelle je ne comprenais rien et je n’ai rien enregistré ; deux jours après, je commençais à m’intéresser aux événements, mais j’étais déjà dans le discours politique que faisaient les autres — groupusculaire —, je n’avais pas noté le temps zéro (ou t1) du surgissement du nouveau. J’ai toujours adoré essayer de noter parce que je trouve que c’est invisible, le changement, et c’est constant. Vous allez me dire : comment vouloir être attentif à des sentiments ou des paroles nouvelles et prétendre que c’est continu ? Mais oui, c’est ça la réalité ; on opère dans l’ensemble des changements, des sélections, comme on sélectionne des tactiques ou des stratégies. Le changement, c’est permanent, mais tout changement ne devient pas « le » changement, n’hégémonise pas. Je me suis retrouvé engagé deux fois dans un de ces processus, à mon insu, sans le vouloir, par hasard : le Groupe information prison avec Foucault ; c’était un mouvement politique, autour de la grève de la faim des copains maoïstes, et puis à partir du moment où stratégiquement on a décidé de généraliser à l’ensemble des détenus, c’est devenu tout à fait autre chose, une réflexion sur les manières de punir dans notre société, une réflexion sur tout un ensemble de composantes du vocabulaire politique : depuis ce moment-là, on n’ose plus employer l’expression « lumpenproletariat » [L’expression « Lumpenproletariat » est un concept marxiste que l’on peut traduire de l’allemand par le prolétariat en haillon ou encore sous-prolétariat. Ce concept entend décrire les membres de la société dans les catégories les plus basses de l’échelle sociale : il pouvait s’agir des voyous, mendiants, voleurs, etc. Autrement dit les personnes les plus à la marge de la société. Dans la conception marxiste, ces individus, contrairement au prolétariat, n’avaient pas de conscience de classe et ainsi ne pouvaient s’inscrire dans le projet communiste, ndlr] en France, un mot qui était une manière de figer des rapports sociaux. Les exclus d’aujourd’hui, eux, le sont par rapport à tous, et pas par rapport au prolétariat. On a proposé des procédures d’action dans les prisons ou dans les usines qui soient du même ordre pour essayer de faire penser que c’était la même réalité, seulement des moments différents d’une même histoire… et ça s’est trouvé, finalement, participer à un changement de vocabulaire, un changement de perception politique. On a eu la chance que les détenus l’entendent tellement bien qu’il y a eu trente-cinq révoltes de prisons ! Foucault voulait que ce soit une action qui donne la parole à une catégorie de gens qui ne l’avaient jamais ; d’un seul coup, dans tous les journaux écrits, télévisés, on s’est mis à parler des « matons », on s’est mis à parler comme des détenus. Et il s’est passé un peu la même chose avec le sida. On s’est mis à faire parler aux gens le langage de ceux qui étaient atteints, donc à avoir une nouvelle réalité, une nouvelle sensibilité. Voilà comment ma vie a été traversée très matériellement par des changements pour lesquels on a quand même eu à promouvoir un certain nombre d’indicateurs. Le changement, c’est donc à la fois quelque chose d’héraclitéen [de relatif, ndlr], de flux, et de choix qu’on fait dans la manière dont on se situe dans le flux. Leclaire avait une approche analytique oscillant entre changement et répétition, ce qui ne raisonne pas tellement en moi.
[revue Encore] Il a parlé de mutation…
Mutation, c’est déjà l’analyse intellectuelle du processus. On n’est jamais dans des mutations, c’est rétrospectivement qu’on peut le dire. Je ne crois pas que l’on voit d’emblée les mutations. Quand je voyage, je tiens souvent un journal pour essayer de saisir au vol le seuil de la nouveauté, à quel moment je vais changer dans ma perception des choses. Et c’est très difficile de saisir cela. Et pourtant, j’ai la sensibilité « liminaire » [Il faut comprendre ici « liminaire » au sens de ce qui effleure à la surface d’un événement, ce qui apparait au tout début de celui-ci, et renvoie à ce temps initial de l’événement qu’évoquait Daniel Defert en début de document, ndlr], je suis un liminaliste. Mutation… oui… c’est une analyse intellectuelle des changements, mais je crois qu’on est plutôt pris dans des changements multiples et que la vraie question est de les repérer. Quelle volonté on se donne dans ce repérage ? On peut aussi se donner comme volonté de les barrer.
La mutation, pour moi, c’est quand même un effet de discours ; le changement, par contre, c’est quelque chose de très profond, très réel, très polymorphe et très continu. Donc, dire que c’est UN changement ou que les choses sont en train de changer… On peut toujours… En trichant, on peut toujours.
[revue Encore] Mais les dates ? Par exemple, l’effondrement du mur de Berlin ou l’apparition du sida … ?
Là aussi, ce sont des dates rétrospectives. Le mur de Berlin, toutes les caméras du monde étaient là. Pour l’apparition du sida, c’est rétrospectif, c’est comme la découverte des lois de la génétique par Mendel, c’est cinquante ans après qu’on s’en aperçoit — le sida, ce n’est pas cinquante ans après, mais justement, tous les événements récents qui se sont passés en France et ailleurs autour de la transfusion sanguine sont totalement liés à la perception ou non qu’il y avait un événement. L’existence ou non de systèmes d’alerte, la sensibilité ou non aux systèmes d’alerte, sont totalement liées à la capacité de comprendre si c’est un changement ou pas, si c’est un événement ou pas. Il est préférable d’ailleurs de parler en termes d’événements qu’en termes de changements, c’est plus grenu… le changement, c’est encore une nappe fluide !
Le problème c’est de percevoir… Qu’est-ce qui s’est passé lorsque le sida est apparu ? Il est apparu dans un contexte très particulier, qui a brouillé les pistes aux États-Unis, dans le contexte d’une récente visibilité politique des homosexuels. Si l’épidémie avait surgi dix ou quinze ans plus tôt, on ne l’aurait pas d’emblée associée aux homosexuels, parce que les homosexuels ne se faisaient pas visibles. Comment s’est-on rendu compte que c’était une épidémie qui atteignait les homosexuels ? Parce qu’à Atlanta, où on s’occupe à la fois d’épidémiologie et de la distribution fédérale d’un certain nombre de médicaments très contrôlés, qui peuvent être dangereux, on a demandé en médecine de ville des produits que l’on n’utilisait que lors de greffes ; l’infirmière chargée de délivrer ces médicaments a été surprise que ce soit des médecins de ville, qui n’avaient pas fait de greffes, qui réclament ces produits-là. Elle leur a téléphoné, il se trouve que c’était deux médecins homosexuels qui avaient une clientèle homosexuelle. Dix ou quinze ans plus tôt, il n’y avait pas de médecins qui s’identifiaient publiquement comme homosexuels, avec une clientèle homosexuelle. Donc, la première chose qu’ils ont dit c’est : il y a un déficit immunitaire chez des patients homosexuels à Los Angeles.
Huit jours après, cela se répétait à New York… Alors la visibilité des homosexuels a été l’effet massif qui a été pris pour socle de l’épidémie. C’est longtemps après qu’on s’est aperçu qu’à la même époque, dans de nombreux autres pays du monde, cette épidémie avait commencé là où il n’y avait pas une bonne médicalisation pour la repérer et qu’elle atteignait aussi les toxicomanes américains. Ceux-ci étant mal intégrés, très mal médicalisés, personne n’avait remarqué qu’il y avait parmi eux une surmorbidité, une surmortalité… On a donc pris pour événement fondamental de l’épidémie une surface d’émergence qui, elle, était politique, liée à un autre changement. Et on a dit : c’est marginal. Foucault m’a appris une chose : ce qui est marginal est au centre. À partir de l’analyse des prisons, il a finalement analysé les processus de pouvoir d’une société, avec cette idée que ce qui est à la marge révèle ce qui est au centre. Or, en 1982-1983, en France comme ailleurs, quand les décideurs ont dû déterminer l’affectation de crédits pour la recherche contre le sida, il ont dit : « C’est marginal ». Àpartir du moment où c’est marginal, ce n’est pas un changement. Il faut toute une pensée du marginal pour penser que le marginal, c’est le changement ; et comme ils n’avaient pas cette pensée, ils ont fait perdre du temps et des vies. C’est un problème grave que les gens qui ne perçoivent pas le changement. Il y a aussi des structures qui ne perçoivent pas le changement. Par exemple, en France, la structure médicale est extraordinairement hiérarchisée — c’est ce qui reste de plus féodal dans la société… la présidence de la République étant ce qui reste de plus monarchique. Ce sont les deux dernières structures d’Ancien Régime marquantes, et c’est le summum de la hiérarchie qui est le porte-parole des problèmes médicaux. Le sommet de la hiérarchie ne peut pas annoncer ce qui est marginal. On a un système d’alerte médical qui est un des plus aberrants. Lors des auditions à la commission d’enquête sur l’état des connaissances scientifiques et les actions menées à l’égard de la transmission du sida à l’Assemblée nationale, des journalistes ont été frappés d’entendre de grands utilisateurs de produits sanguins, de grands immunologistes, des spécialistes mondialement reconnus, avouer que le problème qui est en marge n’était pas reconnu au centre. Comment perçoit-on le changement dans une société, quand il s’agit d’une épidémie comme celle-là ? Percevoir le changement, c’est aussi tout un travail d’analyse. Et on a pris la surface d’émergence d’une épidémie pour l’épidémie, sans réfléchir du tout que si elle était visible c’était parce que les homosexuels avaient fait un effort de visibilité et qu’en plus ils étaient intégrés socialement, médicalement, qu’il y avait à San Francisco ; par exemple, des cliniques entièrement gérées par des homosexuels. Il n’y a pas de cliniques gérées par les toxicomanes. On n’a pas compris en quoi tout ça était lié à des niveaux d’institutionnalisation ; pendant des années personne n’a voulu analyser le problème, on a répété sans arrêt la même chose. C’est vrai qu’on change toujours, mais le système d’alerte à l’égard du changement, c’est quelque chose d’extrêmement structuré dans une société. Tout change, sauf la forme du baromètre.
[revue Encore] Tout cela est quand même allé très vite, y compris la résolution générale qu’il y avait un changement, à propos du sida. Pour ce qui est du libéralisme ou du socialisme, dont tu parlais, les choses vont quand même beaucoup moins vite. Bien sûr, il y a eu des morts, une défaillance de l’observation, de la pensée, mais il y a comme un ressaisissement, comme une attention…
Oui et non. Il y a conscience d’une épidémie et d’une pandémie. Découverte en 1981 aux États-Unis. À partir de 1982, on voit que sa transmission suit la voie sanguine et sexuelle. En 1987 seulement, on commence à formuler l’idée d’une pandémie, à voir l’idée de mondialisation — avec l’arrivée de Jonathan Mann à la tête du programme de l’OMS. On arrive à avoir un discours assez convaincant, à trouver les mots pour le dire, mais pour que les gens traduisent ça comme un changement réel dans leur existence on n’y est toujours pas — j’en prendrai pour exemple l’attitude que l’on a encore en France à l’égard de l’usage des drogues. J’estime que si les toxicomanes avaient la même légitimité que les hémophiles, on serait amené dans peu de temps à voir un procès — et pas seulement aux autorités politiques —, pour non-assistance à personne en danger, pour ne pas avoir pris les bonnes décisions à temps, n’avoir pas fait l’investissement nécessaire pour approcher au plus près les gens qui sont toxicomanes et leur donner non pas l’information — ça, ils l’ont —, mais les moyens de la prévention.
J’estime qu’il y a eu une conscience abstraite de l’épidémie, mais la mise en œuvre de tous les moyens pour la freiner ne s’est toujours pas faite. On a probablement mis pas mal de moyens au niveau de la recherche fondamentale, mais entre celle-ci et tout un ensemble d’applications pour produire des indicateurs biologiques, pour suivre l’histoire naturelle de la séropositivité et avoir plus rapidement de bons critères d’évolutivité pour un certain nombre d’infections opportunistes, qui sont d’ampleur mondiale, il n’y a pas eu l’investissement nécessaire. Là encore, la hiérarchie demande ses investissements et on a beaucoup de mal à contrôler. Il y a des essais thérapeutiques, bien sûr, mais y en a-t-il autant que possible ? Ce n’est pas évident. Et surtout, la méthodologie que l’on a adoptée n’est-elle pas extrêmement longue par rapport à l’urgence d’une réponse ?
Alors dire qu’il y a eu prise de conscience rapide… Entre conscience et décision, c’est là que se situe le problème : qu’est-ce que c’est une conscience sans décision, sans investissement ? Le changement, c’est la perception d’un monde réel où il y a des décisions à prendre.
[revue Encore] Et au niveau de la responsabilité de chacun ?
La responsabilité de chacun, c’est élitiste. Être responsable de soi, c’est avoir quelque chose à défendre dans la vie ; ça suppose déjà une bonne intégration sociale, ça suppose que vous n’êtes pas le dernier des hommes, ça suppose que vous avez un certain statut. Responsable de soi quand on a le chômage en perspective ? Responsable de soi, lorsqu’on ne veut pas contaminer les autres, qu’on achète des seringues et qu’on est arrêté par la police parce qu’on a des seringues sur soi ? Responsable de soi, une femme africaine ? Si, elle ne baise pas avec son mari sans capote, il la vire et prend sa jeune sœur. Responsable de soi, c’est une belle morale, mais elle suppose une bonne intégration sociale. Beaucoup de gens voudraient bien être responsables d’eux-mêmes, beaucoup de gens voudraient maîtriser leur avenir, mais encore faudrait-il qu’ils en aient un…
C’est un peu ça le drame de cette épidémie. Elle est essentiellement d’ordre sexuel. Qui a la plus intense activité sexuelle, la plus aléatoire ? Tous les gens qui font leur apprentissage affectif et sexuel et celui du chômage, du no future !
Je me suis heurté, dans la lutte contre le sida, aux intervenants en toxicomanie. Ils étaient dans un rapport analytique, psychanalytique, aux utilisateurs de drogues. Ils ne voulaient pas être confrontés à l’ensemble des problèmes de la sexualité, du corps. Ils nous disaient toujours que l’on ne connaissait pas les toxicomanes. Alors, un jour, j’ai décidé de faire vivre avec moi un garçon toxicomane. Pendant trois ans, j’ai vu la difficulté que c’était dans notre société d’être toxicomane. Finalement, on est dans une société qui n’a pensé que deux problèmes : la lutte contre la drogue, ce qui est parfaitement acceptable parce que c’est vraiment épouvantable quand on est entré dans un circuit de dépendance totale ; cela devrait être une lutte contre la grosse circulation des produits, qui est un trafic international plein de complicités multiples : c’est devenu un des secteurs économiques les plus importants. Je ne suis pas encore convaincu que sa libéralisation est la solution. Il y a par ailleurs le problème thérapeutique des gens très dépendants, et il y a entre les deux un no man’s land pour lequel il n’y a aucune pensée, aucune réflexion — la majorité des toxicomanes gèrent leur toxicomanie ; les mettre en prison c’est les détruire, et leur proposer seulement, exclusivement, en alternative des projets thérapeutiques quand ils gèrent leur toxicomanie et que souvent leur toxicomanie permet leur insertion sociale… Il y a des gens pour qui la réalité est tellement dure que c’est leur toxicomanie qui évite qu’ils soient à l’asile psychiatrique… Ce garçon a vécu trois ans ici en gérant le plus souvent sa toxicomanie, en travaillant… Or, tout ce qui a été mis en place est pour le moment extrême : soit on vous met en prison, soit, pour les gens qui sont dans une vraie situation de dépendance à l’égard du produit, il n’y a pas de vraie réponse. Le mot toxicomanie, c’est comme le mot libéralisme, comme le mot socialisme, ça ne veut plus rien dire ; en termes de décision, en termes d’action, c’est encore une chose qu’il faut complètement ventiler en moments très différents. Il y a un problème médical, avec le sida, et un problème de relation au produit. La relation au produit, il y a des gens qui ont pris ça en charge plus ou moins bien, qui sont des thérapeutes, mais ils ne prennent pas le problème social qui va de pair : ils supposent trop qu’il faut avoir décroché pour avoir droit à un hébergement, pour avoir une prise en charge — tout en sachant que les gens ne décrochent pas vraiment et que lorsqu’ils décrochent, c’est à la suite d’événements individuels et non thérapeutiques ! On ne leur propose pas de prise en charge sociale et on voudrait qu’ils décrochent : or ils accrochent précisément parce que la vie est épouvantable. On pourrait les aider à avoir une vie plus supportable, matériellement, mais il faut déjà qu’ils aient décroché… c’est un cercle vicieux. Les hôpitaux ne les prennent pas en charge non plus quand ils sont trop dépendants. Alors, on arrive dans une situation absurde : il n’y a plus que la prison. Ce garçon qui était chez moi, arrivé à un moment à une situation de dépendance très grave, a décidé lui-même de se faire hospitaliser. On n’a pas voulu de lui à l’hôpital, on l’a foutu dehors : c’était un hôpital de banlieue et il a erré toute une nuit à attendre que le dispensaire où il était suivi pour sa toxicomanie ouvre ses portes. Il a passé trois jours dans le dispensaire avant d’être admissible à Versailles ! Alors je trouve que dire : « On a une réponse… il y a des décisions ». Non ! Quand on voit qu’une fraction importante de l’épidémie est très liée à la toxicomanie et que finalement on fait gérer ce problème à des gens — toute personne séropositive gère d’une certaine manière la restriction de l’épidémie — à qui on impose des choses épouvantables (il ne pouvait pas prendre le métro sans être contrôlé, c’est-à-dire que ça pouvait lui coûter 400 balles s’il n’avait pas de ticket de métro, on le repérait quasiment à chaque coup !) Il y a un repérage social qui fait qu’on ne peut pas se sortir de certaines situations. Alors, demander aux gens, en plus, d’être responsables, vraiment ; moi, je ne pourrais pas. Moralement, je ne demanderais pas aux gens d’être responsables sans offrir de contrepartie. Être responsable, ça veut dire affronter nu une merde énorme. Non ! Moi, je ne suis pas choqué lorsqu’on propose des produits de substitution, même si ça pose des problèmes éthiques — est-ce que l’État peut proposer une dépendance aux gens ? —, mais à travers les produits de substitution, ce que je vois ce sont des solutions d’insertion et de soins. Parce que je n’ai jamais vu de toxicomanes qui veuillent rester toxicomanes ; au bout d’un moment, c’est une telle épreuve que les gens ne veulent pas le rester. Simplement, quand ils en sortent, la réalité sociale qu’ils affrontent est une absence d’alternative. Récemment, un de mes copains a lancé un mouvement de lutte contre le sida qui était quelque chose du genre : « Je me responsabilise contre le sida ». Ça veut dire quoi en 1993 ? Le gros de l’épidémie, mondialement, actuellement, c’est des gens qui ne maitrisent pas leur vie, dire « je suis responsable », non ! On n’arrête pas une épidémie comme celle-ci par une maxime abstraite de responsabilité individuelle s’il n’y a pas une insertion préalable, si les gens à qui on s’adresse pour limiter l’épidémie, ne reçoivent pas en contrepartie des pouvoirs, de la maitrise ! Or, l’essentiel des gens atteints aujourd’hui ne sont pas insérés. C’est ça le problème. Les sommes qu’on va verser pour essayer de réparer le tort médical causé aux transfusés et hémophiles — qui représentent à peu près 5% de l’épidémie — va coûter trois fois la somme affectée jusqu’à présent à la lutte totale contre l’épidémie. La lutte contre l’épidémie c’est aussi une pensée économique. Quand les Russes dépistent dix millions de femmes enceintes et qu’ils en trouvent cent séropositives, ils ont dépensé dix millions de fois six dollars, mais ont-ils de l’argent pour soigner les cents femmes séropositives ? Alors, les stratégies de lutte, il faut les penser en termes de moyens, en termes de ressources. À l’échelle mondiale, la dimension économique de l’épidémie va être de plus en plus terrible ; parce que ce sont les pays les plus pauvres qui sont touchés, mais pas les plus pauvres dans les pays les plus pauvres…
À l’échelle internationale, ce sont des secteurs entiers de l’économie qui disparaissent, et ça va avoir un impact considérable — dans le centre de l’Afrique, par exemple, ce sont les transports : ce sont des gens qui voyagent beaucoup qui sont atteints. Cela commande toute l’économie de l’intérieur de l’Afrique. En Zambie, la richesse du pays ce sont les mines de cuivre et 60 % des mineurs seront bientôt atteints… Chez les homosexuels, à Paris comme ailleurs, dans les milieux où il y a beaucoup de deuils, beaucoup de gens atteints, les gens se disent : « de toute façon, on est foutus. » Moi, quand quelqu’un me dit : « je veux me suicider ». Je l’aide. Je l’aide à trouver les moyens. Je ne raisonne pas les gens qui me disent ça. J’ai beaucoup de respect pour eux. Ce n’est pas une forme d’exclusion, c’est aussi une forme du changement.
[revue Encore] Est-ce que tu ne crois pas qu’il y a un déglinguage tellement général que la pulsion suicidaire est finalement la principale cause de dissémination du sida ?
Je n’y crois pas. Je ne sais pas s’il y a un déglinguage général, je n’en sais rien… C’est un changement que je ne perçois pas ; je suis dans une société relativement organisée, où les gens se plaignent qu’il y a un peu moins de clients, un peu plus d’impôts, mais enfin, par rapport à la misère du monde, je trouve que ce déglinguage français, là, mon Dieu… Il est supportable ! Je ne sais pas si on peut parler de déglinguage. Le fatalisme, c’est la religion du pauvre. Plus on est pauvre, plus on est fataliste. Je l’ai ressenti dans le milieu homosexuel ; quand on a commencé l’action en 1985, on a vu dès 1986 un vrai résultat, mais maintenant, les gens ont un tel poids de deuil qu’il y en a qui deviennent fous ; autour de moi, je vois des gens qui ne sont pas atteints, mais qui perdent pied. J’ai connu deux personnes qui se sont suicidées de ne pas voir arriver la maladie ; des personnes séropositives qui s’étaient tellement mises dans l’attente de la maladie qu’elles se sont suicidées parce qu’elles n’étaient toujours pas malades…
Ce n’est pas un déglinguage général, ce sont encore des situations très précises d’individus. En Afrique, et dans les milieux toxicomanes et homosexuels, c’est vrai qu’il y a une désespérance réelle, qu’on ne voit pas. C’est pour cela qu’il faut vraiment un lien social, je ne crois pas qu’on puisse s’en sortir avec sa seule responsabilité ; cela, c’est un impératif extérieur.
En Afrique, il y a des pays où les gens croient qu’ils sont tous atteints. En Tanzanie, par exemple, ils ont fait un dépistage et ils ont découvert avec satisfaction qu’il n’y avait que 25 ou 30 % des gens qui étaient atteints ! Ils se voyaient atteints à 70 %.
[revue Encore] Est-ce que le déglinguage de la marge n’est pas déjà installé au centre mais pas révélé ? Est-ce possible d’imaginer un monde, l’Afrique, les homosexuels, les toxicomanes, etc., dans un état de fatalisme exacerbé, et au centre un peu calme… ?
Il y a des poches importantes de la société sous le sceau du deuil. Quand les gens disent que maintenant les hétérosexuels sont atteints, je réponds toujours qu’ils n’ont pas encore l’expérience que l’on a quand on est homosexuel, toxicomane, ou Africain, l’expérience collective du deuil — qui change tout. Il y a trois expériences : l’annonce de la séropositivité, qui est un vrai choc ; l’entrée dans la maladie ; l’expérience du deuil. Toute personne qui prend un traitement sait qu’il n’est pas garanti ; que d’autres l’ont pris et qu’ils sont morts. Ce qui est terrible dans cette maladie, c’est la dent de scie : on a de l’espoir, quarante-huit heures après on est mourant ; on est en train de faire son deuil et on ressuscite, on est en train de ressusciter, etc.
Qu’est-ce qu’on peut dire à quelqu’un qui pense qu’il va mourir dans trois ans et à qui on propose la prison, l’hôpital, le chômage, au mieux le RMI ? Or, c’est cela qui se passe ; c’est une épidémie qui se fait dans les segments de la société où il y a vraiment un déficit statutaire, et c’est là qu’on voudrait demander aux gens de prendre en main leur vie, leur sexualité, leurs responsabilités.
La prévention, c’est ce que j’ai trouvé de plus difficile… Tenir un langage aux gens qui n’est vraiment pas facile. Ce que j’aime le plus dans la prévention, c’est la notion de safer sex, c’est la première fois qu’une société accepte que des gens porteurs d’une maladie mortelle restent dans le circuit de la sexualité — et ça c’est un vrai changement. Les gens croient toujours qu’ils mettent des préservatifs pour se protéger, mais la contrepartie de ça c’est qu’on permet à quelqu’un qui est séropositif de rester dans la circulation sexuelle — ce qui est le contraire de toutes les attitudes officielles qu’on a eues historiquement à l’égard des épidémies… Si on réfléchit bien, c’est extraordinaire.
Propos recueillis par Sophie-Anne Delhomme et Michel Butel
Revue Encore, numéro 8, février 1993.