L'Actu vue par Remaides : Le Fil : beau à pleurer !
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- 12.08.2024
© DR et Studio Capuche
Par Jean-François Laforgerie
Le Fil : beau à pleurer
Il y a des livres qui marquent à vie. C’est le cas de l’unique livre de de Christophe Bourdin « Le Fil » publié en 1994, quelques mois après sa mort des suites du sida. Récit intime d’un homme face à une mort inéducable mais aussi photographie d’une époque terrible, celle des années de cendres. L’injuste cruauté de celles et ceux partis-es trop tôt, avant l’arrivée des trithérapies efficaces (en 1996) qui vont tout changer. À l’occasion de la réédition de ce roman, Remaides revient sur cette œuvre majeure.
À sa sortie en 1994, Le Fil (Éditions La Différence) est salué par la critique. Ce n’est pourtant pas le premier ouvrage littéraire consacré à la vie avec le VIH — on parle d’ailleurs plutôt de « vie avec le sida » à l’époque et même de « littérature sida ». L’année d’avant, l’écrivain belge Pascal de Duve a publié Cargo Vie (Éditions Jean-Claude Lattès), récit qui prend la forme du journal de bord, rédigé entre mai et juin 1992, d’une croisière transatlantique vers les Antilles. L’auteur a choisi la forme du journal intime et autobiographique après avoir découvert sa séropositivité. Le texte se veut à la fois philosophique et poétique. Il est surtout l’émouvant récit d’un jeune homme qui va mourir. Pour renforcer son propos, l’auteur a d’ailleurs sous-titré son récit ainsi : « Vingt-six jours du crépuscule flamboyant d’un jeune homme passionné ». L’ouvrage sort en janvier 1993. Son auteur meurt des suites du sida en avril, la même année. Il a 29 ans. Ce qui frappe durablement avec Cargo Vie, c’est la « conscience aigüe » qu’il s’agissait des derniers instants de l’auteur, note un article consacré à l’ouvrage.
Trois ans plus tôt, un autre grand texte littéraire à propos de la vie avec le VIH était déjà sorti : À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (Éditions Gallimard). Dans ce roman autobiographique, Hervé Guibert rend publique sa séropositivité. C’est le roman qui le fait connaître au grand public. Ce texte est suivi de deux autres : Le protocole compassionnel (en 1991, chez Gallimard) et L’Homme au chapeau rouge (en 1992, chez Gallimard), publié à titre posthume. Cet ensemble constitue une trilogie dans laquelle le VIH occupe une place centrale. Dans le premier, Guibert raconte sur le mode de l’autofiction, la maladie d’un ami Muzil (personnage très inspiré de Michel Foucault, dont l’écrivain fut un proche) et sa fin des suites du sida. Le roman raconte aussi comment lui (Guibert lui-même) a découvert sa séropositivité. Le deuxième est le récit de sa lutte contre le sida, très axé sur le monde hospitalier, oscillant entre espoirs fugaces et résolution face à l’inéluctable : sa mort. Dans le dernier, le VIH est moins central, mais constitue un arrière-plan qui étreint le-la lecteur-rice. Hervé Guibert décède des suites du sida en décembre 1991, à 36 ans.
Pas le premier… et pourtant
Comme on le voit, dans les années qui précédent la sortie du Fil, des textes puissants sur le sida (fond comme forme) sont publiés, de la part d’auteurs parfois connus. Pourtant, à lui seul, l’unique roman de Christophe Bourdin constitue un tournant. Il est à part. Auteur salué pour Les enfants endormis (Éditions du Globe, 2022), Anthony Passeron en donne une clef dans sa préface écrite pour la réédition du Fil en 2024 : « En référence à la formule-titre de l’historienne de l’art Élisabeth Lebovici, « Ce que le sida m’a fait », il me semble important de dire combien ce texte constitue un parfait exemple de ce que le sida a fait à la littérature ». Et l’écrivain d’expliquer : « Après Dominique Fernandez [un des premiers romanciers à avoir écrit sur le sida, ndlr], après le succès phénoménal d’Hervé Guibert, après tant d’autres…. Bourdin ne fut certes, pas le premier à écrire sur le sida, sur l’expérience intime et collective de sa maladie, mais il fut l’un de ceux que le sida a contraints à entrer en littérature ». Selon l’auteur des Enfants endormis, c’est donc un enchaînement (une maladie, mortelle à l’époque, redoutée, puis annoncée, puis vécue) qui impose au jeune étudiant en lettres, bientôt professeur, « l’exercice de l’écriture comme une vaine tentative d’expression de l’indicible, de l’inexplicable ».
Redoutée comme en témoigne la première partie du Fil qui a d’ailleurs pour titre : « Le temps des hypocondries » et qui s’ouvre par ces mots : « Tu prévoyais des dangers partout ». Annoncée, puis vécue comme l’explique cet extrait : « Il était devenu difficile, presque impossible maintenant (et par quel artifice, par quelle acrobatie mentale y étais-tu parvenu si longtemps, en avalant quotidiennement toutes sortes de pilules, en diluant ces poudres, en ingérant ponctuellement ces différentes chimies ?), de croire que tu serais épargné, de croire que tu n’étais pas exactement malade, pas comme les autres, ceux qui mouraient et dont tu imitais certainement les gestes pour te guérir ou te soigner » [Le Fil, page 91, L’Imaginaire/Gallimard, édition 2024].
Au-delà « du témoignage, du document, de l'urgence »
Christophe Bourdin nait en 1964. Homosexuel, le jeune étudiant en lettres habite à Paris. Il apprend qu’il vit avec le VIH ; il n’a pas encore 20 ans. Il décide alors de rédiger un journal personnel dont le sida devient rapidement le cœur. Le journal prend de l’ampleur. Il pense alors à en faire un roman autobiographique. L’ouvrage rédigé, l’auteur part à la recherche d’un éditeur. Refus chez Gallimard et Grasset, « probablement parce qu’il parle du sida » croit savoir un article du Monde (septembre 1994) ; pourtant Gallimard est l’éditeur de Guibert, et Grasset celui de Dominique Fernandez, dont le roman « La gloire du paria » qui traite du VIH, a été publié en 1987.
L’article du Monde avance une explication au refus de « plusieurs grands éditeurs » : « Ceux qui n'ont pas voulu du travail de Christophe Bourdin ont sans doute déploré (…) sa volonté de faire une « vraie » fiction, où seule la deuxième partie se donne pour un journal de maladie (on lui a même proposé de ne publier que ces passages-là... joies du cannibalisme médiatique). Jouer le style contre le virus, est-ce vraiment « convenable » ? ». Si on comprend bien, ce qui pourrait avoir désarçonné les « grands » éditeurs tiendrait dans le fait que ce texte n’a pas une approche réaliste de la vie avec, mais que « suscité par le sida », il se réclame d’abord de la littérature.
Finalement, les Éditions La Différence qui publient des auteurs classiques (Homère, Virgile, Dante, etc.) et contemporains (Michel Butor, Mohammed Dib, etc.) acceptent le roman et le publient en 1994. L’accueil critique est bon. Ce sont les qualités littéraires qui sont surtout soulignées comme le parcours de comète de l’auteur. « D’autres, beaucoup, ont donné des documents, des témoignages, qu’il n’est pas question de négliger. Mais Bourdin représente ce paradoxe : un écrivain dont le passé a été tout de suite confisqué, et sans futur », écrit ainsi la journaliste Michèle Bernstein dans un article de Libération : « Christophe Bourdin, le soleil ni le sida… » (août 1994). Plume acérée de L’Express où il officie comme critique littéraire, Angelo Rinaldi explique (septembre 1994) qu’il considère Le Fil comme une « œuvre romanesque », allant au-delà « du témoignage, du document, de l'urgence ». Le Monde consacre de nouveau un article au roman en 1996 dans un article : « Le sida au fil du récit », à l’occasion de la sortie du roman en édition de poche, chez Folio (Éditions Gallimard !). L’éditeur a voulu faire un coup éditorial avec le roman qu’il avait pourtant refusé quelques années plus tôt. L’ouvrage a servi « de fil rouge, dimanche 1er décembre [1996], à la Journée mondiale de lutte contre le sida en France, en Belgique, en Italie et en Suisse », explique le quotidien du soir. Des extraits du roman de Christophe Bourdin ont, en effet, été lus un peu partout en France et dans des pays francophones, dans des lieux de spectacles, des théâtres (Comédie française, Centre Georges-Pompidou, Cartoucherie de Vincennes, Théâtre des Amandiers, etc.). Cette fois, la critique Fabienne Darge explique que « ce Fil tenu par la Parque qui mène à la mort est sans doute ce qu'on peut lire de plus juste sur le sida : sa qualité littéraire, sa froideur clinique, font éprouver, mieux que les témoignages et les grands sentiments, l'absurdité de la maladie ». Son injustice aussi.
« Je serai sans aucun doute l’écrivain d’un seul livre »
Le Fil est un texte complexe. Le titre fait référence au fil des jours qui s’effiloche jusqu’à l’agonie (titre de la seconde partie) avant de passer au rêve (le dernier chapitre), mais aussi au fil qui réunit les trois chapitres (la maladie crainte, vécue, subie jusqu’à la fin) et aux trois temps de conjugaison employés dans la rédaction. Le premier chapitre est ainsi à l’imparfait et l’auteur utilise le « tu » pour parler de lui. Le deuxième est le présent. L’auteur emploie, ici, le « je » qu’il décline en dates. Dans cette partie, le récit est brutal dans sa crudité, désespéré, profondément émouvant, aujourd’hui encore. « La perspective de mourir bientôt ne m’a pas donné la clef de ma vie. On pourrait croire que ce genre d’épreuves vous renseigne vite sur l’essentiel : il m’est impossible, pour l’heure, de dire ce qui mérite mon attention, comment gouverner mes derniers jours, où incliner les préférences. Et si parfois ce virus m’a permis de négliger l’accessoire, de me désencombrer des choses les moins indispensables, jamais, il ne m’a aidé à découvrir celles qui comptaient » [Le Fil, page 151, L’Imaginaire/Gallimard, édition 2024]. La troisième partie utilise les conditionnels (présent et passé) permettant une divagation à la fois sensuelle et poétique, comme un apaisement à la violence de la vie de l’auteur avec le VIH au début des années 90, racontée dans les pages précédentes.
« J’ai dit à Gareth, dans le métro, qu’écrire un roman relevait dans mon cas, ou de l’exploit sportif, ou du parcours du combattant. J’explique également que je serai sans aucun doute l’écrivain d’un seul livre ». [Le Fil, page 104, L’Imaginaire/Gallimard, édition 2024], expliquait l’auteur de ce « roman » autobiographique unique. Livre d’une époque, peut-être même d’une génération, « celle dont le destin aura été vite écarté de l’Histoire, mais qui aura vécu les histoires du sida », expliquait le critique Christophe Kantcheff dans Le Matricule des Anges (N°9, octobre 1994). On ne peut que conseiller la lecture ou la relecture de cet incroyable texte. Et quand le fil lâche… c’est beau à pleurer !
Le Fil, L’imaginaire/Gallimard, préfaces d’Anthony Passeron et de Cléments Ribes, mars 2024, 11 euros.
Cet article est publié dans le Remaides 128 (été 2024)
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