L’Actu vue par Remaides : « Générations positives : Tim et Dan, un dialogue intergénérationnel autour de la vie avec le VIH »
- Actualité
- 22.04.2025
Tim et Dan, photographiés à Paris, en janvier dernier.
Photo : Fred Lebreton
Par Fred Lebreton
Générations positives : Tim et Dan, un dialogue intergénérationnel autour
de la vie avec le VIH
Aujourd’hui, 27 janvier 2025, j’ai rendez-vous avec deux personnes vivant avec le VIH, de deux générations différentes. Tim a 60 ans. Il vit avec le VIH depuis 1986. Dan, de son côté, a 22 ans. Il vit avec le VIH depuis 2023. Ils ne se connaissent pas et, pour Remaides, ils ont accepté de se prêter à l’exercice de l’entretien croisé.
Remaides : Dans quelles circonstances avez-vous découvert votre séropositivité et quelles ont été les répercussions sur votre vie, les premiers temps ?
Tim : Cela remonte à septembre 1986 et j’avais 22 ans. J'avais chopé un herpès, donc je suis allé à l’hôpital Tarnier, rue d’Assas, [à Paris, ndlr] et lors de la consultation qui a été faite par une jeune interne, elle m'a proposé de faire un test VIH. Il faut se souvenir que les tout premiers tests de VIH ont commencé en 1985. Avec du recul, je pense que ma contamination est bien antérieure à 1986. J'avais fait une toxoplasmose oculaire en 1983 sans aucune raison parce que je n’avais pas été en contact avec un chat [la maladie est transmissible par cet animal, ndlr] et il n'y avait pas d'antécédent. Ce truc m’est tombé dessus sans explication. Et puis à partir de 1984, ma sexualité a changé, je ne pratiquais plus de pénétration donc j’étais beaucoup moins exposé au VIH.
Dan : Tu t’y attendais ?
Tim : Oui, un peu quand même parce que j’avais une sexualité active et je sortais beaucoup à l'époque. Je me souviens que la médecin m’a dit une chose qui m’a marqué : « Vous ne pourrez certainement pas avoir d'enfant. ». Voilà, c'est tout ce qu'elle m'a dit. Mais à vrai dire, il n'y avait pas grand-chose à dire à cette époque et aucun traitement efficace. Le jour de l’annonce, je suis rentré chez moi. J’ai fait mon bagage et je suis parti à Londres. C’était un voyage qui était prévu avant et que je ne voulais pas annuler. Mais ma vie a fait un total freeze [un arrêt brutal, ndlr], tout s’est mis en suspens. J’avais arrêté mes études et je bossais comme plongeur dans un restaurant. L’avenir était très incertain.
Dan : Moi, c’était en février 2023 et j’avais 20 ans. J’étais au Sun City [un sauna gay situé à Paris, ndlr] et j’ai repéré la banderole de AIDES. Des militants étaient sur place et proposaient des dépistages rapides du VIH. Je venais de me séparer de mon ex après une relation de trois ans et je m’étais pas mal amusé alors je me suis dit que ça serait bien de faire un test. Quand le résultat est revenu positif, je ne m’y attendais pas du tout. J’avais cette représentation dans ma tête que le VIH ne pouvait pas concerner des personnes aussi jeunes que moi. Comme toi Tim, ma vie s’est « freezée », d’un coup. Comme je ne savais pas comment réagir, le premier truc que j'ai fait, c’était d’appeler une de mes meilleures amies. Je lui ai dit que j’avais besoin de parler et on a pleuré tous les deux au téléphone. Dès le lendemain, le militant de AIDES qui m’avait fait le test rapide m’a accompagné pour faire un test de confirmation. J’ai été mis sous traitement le jour même et ma charge virale était indétectable trois semaines après. Ma séroconversion était récente et ce test rapide avec l’asso m’a permis de commencer un traitement très rapidement. Physiquement, tout allait bien, mais psychologiquement, c’était compliqué. Je me sentais seul alors j’ai commencé à aller au LM de Paris 19 [lieu de mobilisation de AIDES, ndlr] et petit à petit, je me suis engagé. Aujourd’hui, je suis volontaire de l’association et en pleine formation Trod [dépistages rapides du VIH, ndlr].
Tim : Je peux te poser la question de la Prep, c'est quelque chose à laquelle tu avais pensé ou tu ne te sentais pas concerné par cet outil ?
Dan : J'y avais pensé et j'y réfléchissais, mais je me disais que j’avais le temps. J'ai commencé ma vie sexuelle à l’âge de 17 ans avec un seul partenaire, mon ex de l'époque. Lors de ma seconde relation, les choses ne se passaient pas très bien entre nous et je me sentais triste. Du coup, j’ai commencé à fréquenter d’autres garçons pour combler cette tristesse.
Tim : J’ai travaillé dans le passé sur des programmes de prévention du VIH, et notamment sur la mise en place de la Prep ou les raisons de la non-mise en place de la Prep. Cela m'intéresse beaucoup de savoir pourquoi est-ce qu'un gamin qui arrive à 17 ans dans la sexualité n'entend pas parler de la Prep et pourquoi on ne lui propose pas ? Je trouve ça tellement dingue ! On ne parle pas de la Prep au lycée ou hors de la communauté LGBT. Il y a de gros angles morts à ce sujet.
Tim photographié à Paris en janvier dernier. Photo : Fred Lebreton.
Remaides : Avez-vous vécu des expériences de sérophobie dans votre parcours de vie avec le VIH ?
Dan : La seule expérience qui m’a marqué c’était une discussion avec mon ex. J'étais triste et malheureux après l'annonce. Du coup, je l'ai recontacté en lui expliquant la situation. Et là, il m’a bien fait comprendre que c'était ma faute. Il m'a dit : « De toute façon, si tu as le VIH, c'est parce que tu as eu des comportements de pute ». Ces paroles m’ont beaucoup blessé. J’en ai pleuré. Dans ma famille, quand ma mère l'a appris, elle n'était pas ravie. Nous en avons reparlé une semaine plus tard et elle s'est excusée, en me disant qu'elle avait mal réagi. Je pense qu’elle était surtout inquiète pour moi.
Tim : À l’époque de mon diagnostic, le concept même de « séropositif » venait à peine de naître. La pression sur les malades était colossale. On était dans un moment de panique. Moi, je n'ai pas senti de rejet dans mon entourage, mais je ne l'ai pas dit à tout le monde. Je l'ai dit à certaines personnes. Je n'avais pas autour de moi d'ambiance défavorable ou négative par rapport au VIH ni même à l’homosexualité. Moyennant quoi, je me rends compte que je n'ai pas subi de sérophobie parce que je me suis toujours mis dans des situations professionnelles, amicales ou familiales où j'étais sûr de ne pas y être exposé. J’ai évité la sérophobie au prix de concessions, de renoncements et au prix de ne pas faire certaines choses. Je sais que dans ma vie, je me suis attaché à toujours rester dans un cadre social où il était possible d'être pédé et séropo. C'est vraiment à cette condition-là que je n'ai pas subi de sérophobie. Très paradoxalement, je pense que la pire sérophobie que j'ai subie s’est faite de façon insidieuse dans ma sphère professionnelle quand je travaillais sur la prévention VIH. Au début des années 2010, je trouvais qu’il fallait faire passer le message Indétectable = Intransmissible, mais pour certaines institutions, il était hors de question de dire que le Tasp était un outil de protection pertinent. Je me souviens d’une campagne qui comparait les séropositifs, à qui on apprenait que leur traitement rendait leur charge virale indétectable, à des jeunes cabris qui faisaient la fête et qui faisaient des choses sans conscience dans la montagne. J’ai validé cette campagne et puis, après réflexion, je me suis dit : « D'où ils me comparent à un petit cabri qui ne fait pas attention dans la montagne ? ». Il y avait de la sérophobie à cette époque, même dans des milieux où l’on élaborait la prévention. Les séropos étaient pointés du doigt comme étant des personnes, par essence, irresponsables, si elles ne se protégeaient pas par les préservatifs. Une grande partie du milieu médical était, lui aussi, très réticente sur l’indétectabilité.
Remaides : Comment avez-vous découvert I = I (Indétectable = Intransmissible) et qu’est-ce que cela a changé dans votre vie ?
Dan : J’avais une vague idée de cette notion parce que j’étais étudiant en biologie et à chaque fois qu'on faisait un cours sur les virus, c'était abordé de manière très light. Ce qui est paradoxal, c’est qu’après mon diagnostic et même avec toutes les explications sur I = I, j'ai eu du mal à avoir des rapports sexuels. Cela m’a pris des mois pour surmonter cette peur de transmettre le virus. J’avais toutes les preuves scientifiques dans ma tête mais cette peur irrationnelle ne me quittait pas. Je me disais qu’il était hors de question que quelqu'un d'autre repasse, à cause de moi, là où je suis passé. Ce qui m’a aidé à prendre du recul, c’est de parler avec un sexologue qui venait une fois par mois au LM de Paris 19. J’ai fini par me dire : « OK Dan, maintenant tout va bien. Ça a été compliqué mais tout va bien maintenant, tu peux recommencer à avoir une activité sexuelle »
Tim : Dès 1996, nous, les séropos, avons commencé à nous rendre compte que les nouvelles trithérapies venaient à bout de l'activité du virus dans le corps, puisqu'on a survécu et on a retrouvé nos CD4 en quelques mois. Donc là, tout d'un coup, tu lâches une espèce de pression monumentale. La question qui se pose à l'époque est celle de la « recontamination » entre nous. Peu de temps après, on a eu les premières données sur la non transmission du VIH de la mère à l’enfant grâce aux ARV. Puis, il y a eu le traitement post-exposition. Donc, intuitivement, dans la communauté gay, les séropos ont eu l'intuition que quelque chose se passait autour de l’effet protecteur des ARV. Et puis, au début des années 2000, il y a ce qu’on appelle la période de relâchement. C'est-à-dire qu'en fait, on baise entre nous sans capote. Et on voit que la courbe des contaminations VIH n’explose pas. On voit bien qu'il ne se passe rien. Enfin si, tout d'un coup, il y a le retour de la syphilis (rires) ! On voit la courbe des IST qui remonte, mais pas celle du VIH. Il faut attendre 2008 et l’avis suisse [l’annonce faite par Bernard Hirschel, ndlr] pour que ce savoir expérientiel [lié à l’expérience personnelle ou collective, ndlr] de la communauté gay se confirme. Il faudra encore attendre 2014 et les résultats de l’étude Partner pour parvenir à un consensus scientifique. Tu vois entre 1996 et 2014, il s’en passe du temps et pendant des années le milieu médical et le milieu de la prévention ont été très frileux sur la communication à propos de I = I. On ne pouvait pas parler de risque zéro. Il fallait toujours prendre des pincettes et dire que le Tasp réduisait les risques de transmission, mais ne l’éliminait pas complètement. Le message n’était pas clair et installait un doute dans l’esprit de beaucoup de gens. Perso, je trouve qu’il vaut mieux susciter l'opposition ou la contradiction plutôt que de faire ce qu'on a fait, c’est-à-dire de rester, selon moi, sur une espèce de non-dit ambigu.
Remaides : Dan, en 2023, vous avez 20 ans et vous fréquentez le milieu gay mais vous semblez peu informé sur la Prep et du Tasp. Comment expliquez-vous ce manque d’information ?
Dan : Je fréquentais les saunas. C’est le seul milieu gay dans lequel je traînais parce que je n'allais pas en boîte et je ne faisais rien d'autre. J’y venais pour faire mes affaires, mais je ne lisais pas les brochures de prévention ni les Remaides parce que je ne me sentais pas concerné par le VIH. J’ai commencé à lire ces documents après ma séroconversion.
Tim : Pour moi, ce que tu as vécu c’est un échec de la prévention ciblée. J'ai toujours eu la conviction que la première défense contre le VIH, c'est la mise à distance. C'est-à-dire que pour se protéger du VIH, les gens le mettent à distance. Par l'âge par exemple. Nous avons tendance à l’oublier quand on fait de la prévention. On oublie constamment que si tu dis les mots « sida » ou « VIH » à quelqu'un, il va les mettre le plus loin possible.
Remaides : Quelle place ont les traitements VIH dans votre vie aujourd'hui ?
Dan : Au moment de ma première mise sous traitement, mon infectiologue m’avait dit : « Là, vous n'êtes pas malade mais lorsque vous allez commencer à prendre le traitement vous serez malade ». Je pensais qu’elle exagérait, mais j’eu des diarrhées pendant un mois !
Tim : On ne t’a pas prescrit de médicaments anti-diarrhéiques ?
Dan : Pas du tout ! Et par la suite, j’ai changé de lieu de suivi. Maintenant, je suis suivi au 190 [centre de santé sexuelle à Paris, ndlr] et tout se passe bien. La première année, la charge mentale de prendre un médicament tous les jours était forte. J’avais souvent peur d’oublier une prise : « Est-ce que j'ai pris mon pilulier? Est-ce que j’oublié de prendre le traitement ? Est-ce que je l'ai pris deux fois ? ». Mon infectiologue m’a proposé de passer au traitement injectable tous les deux mois. Je pense qu'à un moment donné je passerai aux injectables parce que ça peut me libérer mentalement d'un poids. J’en ai parlé à mon copain et pense que je vais attendre le traitement injectable tous les six mois pour sauter le pas.
Dan, photographié à Paris en janvier 2025. Photo : Fred Lebreton.
Tim : Je suis passé par le stade sida et j’ai connu à peu près tous les traitements. Dans les années 90, il n'y avait pas de traitement efficace encore. Il y avait d'autres traitements qui étaient bien plus brutaux. Et notamment un : la ddI [didanosine, ndlr], une espèce de gros cachet qu'il fallait dissoudre dans de l'eau et prendre un quart d'heure avant de manger. Cela avait un goût dégueulasse. Puis les trithérapies sont arrivées en 1996. Par la suite, je me souviens du Viracept [nom commercial du nelfinavir, une antiprotéase, ndlr]. Il fallait en prendre huit par jour ! Au total, à cette époque, j’avais des dizaines de comprimés par jour.
Dan : Des dizaines ?!
Tim : Oui, il fallait se lever le matin pour une première prise avec le petit déjeuner puis rester à jeun, reprendre un suivant toutes les quatre heures. C’était une activité à temps plein avec beaucoup de contraintes. Pendant longtemps, prendre les médocs, c'était aussi de la discipline. Moi, je ne peux pas passer à l'injectable parce que le virus est trop ancien et il a créé des résistances. J’ai eu d’autres maladies dans ma vie dont un cancer en 2018 et une récidive de ce cancer qui a été très compliquée.
Remaides : Il y a parfois des incompréhensions entre les différentes générations de personnes vivant avec le VIH. Comment renouer ce dialogue parfois compliqué et transmettre cette histoire commune ?
Tim : J’ai l’impression que l’annonce d’une séropositivité reste une sorte de choc du réel. Il y a toujours un avant et un après avec, peut-être, une intensité différente entre 1986 et 2025. Dans tous les cas, cela pousse à réfléchir à ce qui se passe, et à repartir sur une autre base. C'est un peu ce que tu racontes Dan. Tu ne sais pas pourquoi t'as arrêté de baiser pendant plusieurs mois. Il est normal que chaque génération, chaque époque, produise une forme de culture, une forme de sociabilité, une forme de réflexion et qu'elle est adaptée au moment. Dans ma génération, nous avons construit une culture gay, qu'on a voulu très démarquée de celle de nos aînés, et quand je parle de nos aînés, je parle d’à peine trois-quatre ans avant. En 1980, on a dit : « Virez les vieux avec vos histoires de révolution. Nous, on va se concentrer sur aujourd'hui » ; une façon de penser très post-punk. On a un peu mis de côté les grands discours politiques de révolution complète et permanente. Le début des années 80, c’est une époque de grande créativité et de grande liberté. On sort tous les weekends pour danser au Palace [mythique discothèque gay ouverte en 1978 à Paris, ndlr], on invente de nouvelles formes de s'habiller, de vivre ensemble, on investit de nouveaux espaces qui deviendront les fameux « quartiers gay », les premiers bars ouvrent sur la rue, on est enfin visibles et fiers d’être pédés, en s’imposant dans l’espace public. Et c’est à ce moment précis que le sida nous tombe dessus. Le sida, c'est une crise qui écrase tout. La question n’est plus de savoir si on va renforcer le patriarcat ou le capitalisme, mais comment on fait pour survivre ? Du coup, dans la culture gay traditionnelle, il y a ça qui se transmet. Cela passe aussi par des pratiques sexuelles, sportives, médicales : un ensemble de choses qu'on transmet à ceux d'après, qui n'ont pas connu cette crise. Pourquoi les Gym Queens [dans la culture gay, le terme gym queen fait référence aux hommes qui accordent une grande importance à leur apparence physique et consacrent beaucoup de temps à l'entraînement en salle de sport, ndlr], arrivent-elles au moment où il faut lutter contre le sida ? On pourrait penser que c'est quand même bizarre qu'à une époque où des personnes pèsent 30, 35 kilos à cause de la maladie, il y ait une telle fixation sur le corps parfait. En fait non, ce n’est pas bizarre ! Derrière, il y a l’idée de survivre. Il faut s'occuper de ce corps qui échappe. D’un coup, ton corps devient ton arme de vie. Autre exemple avec la drogue. On prenait de l'ecsta [extasy, drogue aussi sous le nom de MDMA, ndlr] quand on allait en boîte parce que c'était un des rares moyens de se sentir exister normalement, entre nous. Aujourd'hui, pour ceux qui font du chemsex (mon travail de les accompagner) il n'y a plus ce sens-là [Tim est accompagnateur communautaire au Spot Beaumarchais à Paris, ndlr]. [Tim s’adresse à Dan, ndlr] J'ai parfois l'impression que nos générations font peser sur vous ce poids-là des années sida. C'est-à-dire qu'à chaque fois que vous allez vous lancer dans quelque chose, il y a le risque que l’on vous dise : « Nous, on a vécu ça » et que cela ait pour effet d’invalider ou de relativiser votre vécu actuel.
Dan : Pour le coup, je n’ai jamais eu de soucis avec l’ancienne génération de séropos mais plutôt avec celle des séronégatifs ! Ce sont eux qui m’ont le plus transmis leurs propres traumas et représentations datées du VIH. J’ai eu droit à des remarques du genre : « Mais t'es sûr que tu vas bien et que tu peux vivre normalement ? Ou encore : « Ce n’est pas trop dur d’avaler tous ces comprimés au quotidien ? ». La plupart des séronégatifs autour de moi n’ont jamais entendu parler de la Prep, de I = I…
Tim : On ne parle pas assez des vieux séronegs (rires) !
Dan : Il y a toujours cette injonction à la capote aussi. Je peux comprendre. Je n’ai pas connu les années de cendres…
Tim : J’ai connu les années de cendres mais je suis content que les gens puissent baiser sans capote grâce au Tasp et à la Prep. Il y a aussi un sujet qui me tient à cœur et qui n’est quasiment pas documenté : celui des violences sexuelles entre gays. Je pense qu'il y a toute une partie de la culture sida/gay des années 90 qui n'est pas consciente de cette question. Peut-on dire qu'il y a eu moins de violences sexuelles entre gays dans les années 80-90 ? C'est difficile à dire. Mais c’est évident que ce sujet ne ressortait pas en premier parce que le sida avait pris le dessus. Il serait intéressant de voir si le fait qu'il y ait cette menace permanente et collective qu’était le sida faisait qu'on prenait plus soin de ce qu'on faisait entre nous. Déjà, la discussion sur la protection était banale et recommandée, peut-être c’est un moment qui permettait de neutraliser les tensions, de créer de la confiance. C'est une hypothèse qui mérite d'être étudiée.
Dan : Maintenant c'est la société de consommation qui prime et y compris dans nos rencontres sexuelles. Moi, je suis arrivé sur Grindr [appli de rencontres gays, ndlr] assez tard en 2021 et j’ai fait des plans où les mecs ne me parlaient même pas…
Tim : Mais ce n'est pas parce que tu ne parles pas que tu ne fais pas attention à l’autre. C'est avec les gestes, le regard, l'attitude, et puis surtout la capacité qu'on à soi-même à se raisonner qu’on fait attention aux autres. Si je vais dans un bordel, je réfléchis vraiment à ce que je vais faire et comment je vais faire. Est-ce que j'ai pris ma Prep et mes capotes ? Est-ce qu'il y a du gel ? Est-ce que je rediscute avant avec le mec ? Quel est le geste que je fais qui montre que je veux me protéger, ou qu'au contraire je ne veux pas me protéger ? Tous ces détails ont leur importance dans la prise en compte de l’autre et dans la prise en compte du consentement.
Remaides : Comment voyez-vous votre avenir (projets, santé etc.) ?
Dan: J’ai du mal à me projeter sur le très long terme mais je pense que c’est parce que je suis encore jeune. Concernant les projets, dans un premier temps finir mon master pour pouvoir enseigner. J’aimerais bien me spécialiser dans l’éducation à la sexualité afin d’éduquer les plus jeunes, en faisant en sorte qu’ils soient plus informés sur les questions de prévention que je ne l’étais à l’époque. Sinon rester heureux, je pense que c’est très important. Niveau santé, j’ai quelques inquiétudes pour l’avenir par rapport au traitement mais je pense que ça va aller, je réfléchis aussi à changer de mode de traitement pour passer à l’injectable.
Tim : Très concrètement, comme j’ai eu une carrière professionnelle chaotique, je dois aller jusqu’à 67 ans pour une retraite minimale ou bien me mettre en invalidité et partir plus tôt, en continuant de travailler selon mon rythme. J’aime assez bien cette option. C’est mon projet « calme » pour mes vieux jours, s’ils arrivent. La question de l’avenir, pour les séropositifs de ma génération, est une énigme. Quand j’étais jeune, avec le virus très actif, j’avais une conscience aiguë de la mort, même une tranquillité vis-à-vis d’elle. J’ai vécu jeune avec la sagesse d’un vieux. Puis vers 30 ans et quelques, avec les ARV miracles, s’est ouverte une période paradoxale, faite d’énergie retrouvée, de total décalage avec le monde et de culpabilité d’avoir survécu. Cela a duré jusqu’à la moitié de la cinquantaine, et là je retrouve la maladie, via le cancer, et sa gestion compliquée : voir l’avenir, est-ce une option ? D’ores et déjà, ce que je comprends c’est que quand j’étais jeune et malade, il était simple de se projeter : soit je survis et la vie est belle et tout est possible, soit je ne survis pas et la question est réglée. C’est assez rassurant en vrai. Beaucoup plus que la déception, une fois qu’on a survécu, de constater que ce n’est pas si facile, qu’on a été ralenti, décalé. D’où aujourd’hui, mon projet calme. Je suis heureux du travail que je fais, même s’il n’est pas qualifié à la hauteur de mes diplômes, il est rassérénant et valorisant. J’ai un projet d’écriture à court terme, des amitiés à cultiver et mon cher et tendre époux à mes côtés. On va faire durer ça le plus longtemps possible en tâchant de laisser une trace à notre mesure.
Un grand merci à Tim et Dan.
Envie de participer à Générations positives ?
Dans chaque numéro de Remaides, la rubrique Générations Positives propose une rencontre entre deux personnes vivant avec le VIH de deux générations différentes et qui ne se connaissent pas. Comment renouer le dialogue parfois compliqué entre ces générations ? Comment les plus anciens-nes peuvent-ils-elles transmettre l’histoire de la lutte contre le VIH tout en acceptant l’optimisme et le vécu de la génération I = I ? Quels sont les points de convergences de ces générations ? Si vous voulez participer à un entretien croisé, n’hésitez pas à envoyer un mail à Fred Lebreton (flebreton@aides.org).
NB : Pour donner plus de force et de visibilité à ces échanges intergénérationnels, Remaides recherche prioritairement des témoignages à visages découverts.