L’Actu vue par Remaides : « Fonds mondial : "Investir à l'international, c'est aussi investir pour sa propre santé" »
- Actualité
- 05.08.2025
Léo Deniau, coordinateur du plaidoyer international à AIDES. DR.
Par Jean-François Laforgerie
Fonds mondial ; "Investir à l'international, c'est aussi investir pour sa propre santé"
Alors que la France s'apprête à renégocier sa contribution au Fonds mondial de lutte contre le VIH, la tuberculose et le paludisme, AIDES appelle l'État à endosser un véritable leadership international en matière de santé mondiale. Dans cette interview accordée à Remaides, Léo Deniau, coordinateur du plaidoyer international à AIDES, détaille pourquoi l’association réclame deux milliards d'euros à la France et plaide pour des financements innovants, indispensables pour tenir la promesse d'une santé mondiale solidaire et efficace.
Remaides : Dans quelques mois aura lieu la reconstitution des financements du Fonds mondial de lutte contre le VIH, la tuberculose et le paludisme. Quel montant la France doit-elle apporter ? Autrement dit quel geste demandez-vous à la France ?
Léo Deniau : AIDES demande évidemment une augmentation du soutien ; un soutien à la fois financier et politique. Sur la partie financière, nous demandons deux milliards d'euros à la France pour les trois prochaines années [2026-2028] de ce huitième cycle de reconstitution des financements du Fonds mondial. Cette demande est identique à celle que nous avions portée en 2022, lors de la reconstitution précédente. Je reviendrai sur ce choix. Comme je l’indiquais, nous ne voulons pas uniquement un montant d’investissement plus élevé, nous demandons à la France d'avoir un leadership politique renforcé, notamment sur le plan européen, parce que l'Europe est aussi un des grands donateurs au Fonds mondial. C’est d’autant plus important de faire cette demande que la France a une responsabilité particulière dans le contexte actuel : avec le retrait américain [dans le financement de la lutte contre le sida] la France devient le premier donateur du Fonds mondial. La France doit endosser ce rôle de leader en faveur du Fonds mondial et dans le financement de la santé mondiale.
Remaides : Cette double demande a-t-elle été envoyée au gouvernement ?
Léo Deniau : Au moment où nous parlons [30 mai 2025, ndlr], la version finale est quasi prête. Elle sera envoyée dans les jours à venir. Elle a déjà été adressée en semi-informel à nos contacts ministériels ainsi qu’à des parlementaires. Notre objectif est que ce positionnement soit diffusable le plus largement possible car ce texte, c’est un peu le manifeste de ce que AIDES porte sur les questions de financement international, sur la lutte contre le sida et en faveur de la santé mondiale.
Remaides : D’autres ONG françaises de lutte contre le sida font-elles cette demande ou celle-ci nous est-elle spécifique ?
Léo Deniau : Les années précédentes, AIDES avait une position un peu particulière. Nos demandes en matière de financements de la lutte contre le sida et pour la santé mondiale pour l’international s’appuyaient sur les besoins réels de la lutte, autrement dit l’argent qu’il fallait vraiment investir. De ce fait, nos demandes étaient plus élevées et paraissaient « moins raisonnables », selon le gouvernement, que celles émanant d’autres associations. Ce décalage était représentatif des deux typologies d'associations investies sur le sujet : d’un côté, les structures qui faisaient un « plaidoyer de raison », essayant de négocier des financements ; de l’autre, AIDES qui faisait des demandes fortes, permettant, de notre point de vue, de rehausser le niveau d'ambition. Une stratégie « Good cop ; Bad cop » (« Gentil flic, méchant flic »), si l’on peut se permettre cette comparaison. Cette année, c’est différent car nous assistons à une explosion des besoins avec le désengagement américain. Habituellement, avant chaque cycle de reconstitution des fonds, nos associations faisaient leurs calculs pour estimer quelle serait la bonne demande. Cette fois-ci, nous nous sommes rendu compte que nous arrivions au même montant : deux milliards pour la participation française. Très certainement, d’autres grandes ONG comme Action Santé Mondiale ou Sidaction vont nous rejoindre sur ce montant ; d’ailleurs un document de positionnement interassociatif sur ces enjeux est prévu.
Remaides : Quels sont les objectifs financiers du Fonds mondial avec ce huitième cycle de reconstitution des Fonds ?
Léo Deniau : Dix-huit milliards de dollars. C’est le même montant qui avait été ciblé en 2022. Pourquoi ce même montant ? C’est un peu technique. Une estimation des besoins financiers de la lutte contre le sida est régulièrement faite par l’Onusida [l’agence des Nations Unies en charge de l’organisation de la lutte contre le sida au niveau mondial]. On arrive donc à un montant global qui se répartit entre l’aide multilatérale [dont le Fonds mondial, etc.], l'aide bilatérale étrangère [un pays en aide un autre], l'aide dans les pays proprement dits [les financements locaux ; ce qu’un pays investit dans la lutte contre le sida, chez lui], etc. Il y a plusieurs types d'aides. Le Fonds mondial part donc de cela, mais il tient compte du contexte financier. Le Fonds mondial sait très bien à quel point le contexte budgétaire international est compliqué aujourd’hui. C’est pour cela que la cible de 18 milliards cette année est du même montant que la demande de 2022. AIDES avait d’ailleurs demandé deux milliards d’euros en 2022, ce qui représentait à l'époque une augmentation de 50 % de la contribution française. Comme la France a augmenté sa participation en 2022, notre demande de deux milliards équivaut, cette fois-ci, à une augmentation de 25 %. Ce qui nous paraît absolument cohérent avec ce que la France a fait précédemment. Bien sûr, on nous oppose l’argument que cette demande serait « irréaliste budgétairement », mais nous proposons des leviers budgétaires pour atteindre cet objectif.
Remaides : Récemment, des ONG françaises ont critiqué la décision du gouvernement de faire une coupe de 40 % dans le budget de l'aide publique au développement, tout comme la remise en cause du principe de solidarité internationale actée par la fin de l'allocation au développement des taxes sur les transactions financières et sur les billets d'avion. Comment interprétez-vous ces deux décisions alors que vous faites une demande de deux milliards d’euros ?
Léo Deniau : En fait, il y a plusieurs choses. Déjà, la solidarité internationale, l'aide publique au développement n’ont pas le vent en poupe. Elles ont été attaquées de façon extrêmement violente par l’extrême droite à l'Assemblée nationale. Les éléments de langage du Rassemblement national ont été repris dans des médias, notamment d’extrême droite. Ces attaques ont entraîné des conséquences budgétaires et législatives. L’attaque frontale de la part des députés-es du RN a ainsi donné lieu à une commission d'évaluation de l'aide publique au développement. L'aide publique au développement est arrivée sur le devant de la scène, mais pas dans les termes que nous espérions. Nous avons d’ailleurs eu du mal à avoir le soutien de la part des autres députés-es. Je parle de tous-tes les députés-es. Traditionnellement, l'aide publique au développement est, depuis sa création, un principe reconnu de façon transpartisane [c’est-à-dire par toutes les formations politiques]. L'arrivée de François Bayrou au gouvernement a coïncidé avec la demande d’une plus grande rigueur budgétaire, d’une meilleure tenue des comptes publics, d’une réduction de la dette française [L’endettement de la France atteint officiellement 3 346 milliards d’euros en 2025. Le cumul des emprunts contractés au fil des ans est actuellement de 114 % du produit intérieur brut]. Cela crée une situation où il faut trouver où faire des économies. Si un budget est continuellement attaqué, évidemment, il est plus exposé. Le fait que le budget de l'aide publique au développement ait été réduit dans un contexte où tous les autres budgets baissent, on peut le comprendre. Le problème, c'est que l'aide publique au développement a été touchée de façon disproportionnée par rapport aux autres budgets de l'État. On a davantage tapé sur l'aide publique au développement que sur les autres budgets. Et cela, nous le dénonçons car les conséquences ne sont pas les mêmes sur le terrain : cela concerne des vies. Nous avons rencontré une haute fonctionnaire qui nous a fait part de nouveaux arbitrages en cours. Une coupe était envisagée à hauteur de 37 % au final, elle a été de 40 % et des décrets supplémentaires pourraient être pris dans les mois qui viennent occasionnant une nouvelle baisse. La priorité serait donnée à la protection de l'aide bilatérale, donc les financements directs de la France vers d’autres pays, au détriment de l'aide multilatérale. Cette haute fonctionnaire nous parlait d'une baisse de 86 % sur le multilatéral. Ce serait un cataclysmique. Il n'y a pas d'autre mot pour décrire une baisse aussi violente, aussi majeure dans les engagements que la France a pris à l'étranger dans les fonds multilatéraux, si cette décision était finalement effective.
Remaides : Une telle baisse serait inédite ?
Léo Deniau : Ce n’est jamais arrivé. On a connu des fluctuations de l'aide publique au développement dans le passé, mais, depuis l'arrivée d'Emmanuel Macron au pouvoir, on assiste à une augmentation certes faible ― elle reste en dessous de l'objectif international de consacrer 0,7 % du revenu national brut à l'aide publique au développement ―, mais constante. Une telle baisse aurait des conséquences colossales et elle enverrait un mauvais message : la France n’honore pas ses engagements. C’est le risque d’une perte de crédibilité de la parole de la France. C’est pour cela que nous appuyons sur la crédibilité diplomatique de la France qui, même si on l’ignore souvent, est importante concernant la politique sanitaire internationale. Reste que cette crédibilité concernant la santé mondiale dépend étroitement de la fiabilité de ses engagements et de la fiabilité de ses contributions, notamment financières. Et visiblement, des choses pourraient ne pas être honorées dans les temps, voire pas du tout.
Remaides : Quelles pourraient être les conséquences ?
Léo Deniau : Le budget de l’Initiative, un mécanisme bilatéral adossé à la contribution de la France au Fonds mondial, qui a déjà réduit de 40 % pourrait être concerné. Il y a 100 millions d'euros qui devaient être versés au Fonds mondial cette année au titre de l'engagement que la France a pris en 2022 [lors du cycle précédent] et qui ont été décalés à l'année prochaine, soit 2026. Ça peut paraître insignifiant mais ce sont 100 millions de trésorerie que n'aura pas le Fonds mondial ; donc des programmes qui ne pourront pas être financés. Et puis, cela s'additionne aux retraits d'autres pays parce que la France n'est pas la seule à faire de la sorte. Et ce dont on parle ne concerne que le VIH. Sur les autres maladies [tuberculose et paludisme, mais pas seulement], il y aura zéro euro. Aucun financement français contre la polio, zéro euro pour la contribution principale sur Gavi [L’Alliance du vaccin, aide à vacciner plus de la moitié des enfants du monde contre les maladies infectieuses] qui concerne l'accès à la vaccination des plus jeunes. Plusieurs arbitrages sont encore attendus.
Remaides : La prochaine conférence de reconstitution s’inscrit dans un contexte particulier, notamment marqué par un net désengagement américain (Usaid, Pepfar). Craignez-vous un retrait des financements américains ? Et les pays grands donateurs envisagent-ils de pallier une probable baisse des financements américains versés au Fonds mondial ?
Léo Deniau : Sur l'engagement américain, on sait des choses et en même temps, on n'en sait pas beaucoup car c’est une façon de gérer la décision publique de façon erratique. Ce mandat de Donald Trump, il est assez différent du premier ; dans le sens où il n’est pas du tout cohérent en termes de décision. On sait que la santé mondiale a été attaquée frontalement, mais ça peut changer du tout au tout du jour au lendemain. La suspension du Pepfar a été reconduite. Théoriquement, c’était pour 30 jours, mais la politique américaine n’est pas une science exacte actuellement. C’est pour cette raison qu’il est difficile d’analyser ce qui se passe. Même nos collègues états-uniens apparaissent démunis face à cette situation. Aujourd’hui, on ne sait pas si les États-Unis finiront d’honorer les promesses faites par l’administration précédente [celle de Joe Biden], ni s’ils poursuivront leur engagement. Or, potentiellement, ce sont six milliards de dollars qui pourraient ne pas être versés. Le congrès américain applique une règle : les États-Unis s’engagent à verser un dollar si, dans le même temps, les autres financeurs s’engagent à en verser trois. C’est ce qu’on appelle les fonds conditionnels. Moins les autres pays contributeurs donnent, plus faible est la participation américaine. Trump voudrait que l’on passe d’un pour trois, à un pour quatre ; ce qui réduirait la taille de l'enveloppe de façon colossale. De plus, pour le moment, le pays accuse un énorme retard dans le versement des financements promis. On ne sait rien de la future contribution américaine, mais on craint des conséquences catastrophiques. Au départ, on a eu la suspension intégrale de Pepfar. Puis, on a eu cette exception humanitaire qui permettait de lever la suspension sur certains points vitaux, notamment la dispensation d'antirétroviraux. Mais cette forme d'exception humanitaire a, par exemple, été annulée sur l'aide alimentaire d'urgence dans des pays en crise. On assiste à la mise en place d’une logique ultra libertarienne de désengagement de l'État, dont le but est d’être le moins interventionniste possible en se cantonnant à des dépenses publiques minimales. Conséquence : sur le terrain, ce sont d’ores et déjà des dizaines de milliers de morts liées aux décisions de l’administration Trump. Au moment où nous parlons, le chiffre est d’environ 59 000 morts uniquement liées à la décision de suspension du Pepfar, dont quasiment 6 000 enfants. Mais ce chiffre-là sera déjà différent la semaine prochaine. Et c'est pour cela que c'est glaçant. Les montants pour pallier le retrait des financements américains sont colossaux. Par exemple, si le Fonds mondial, outre ses missions actuelles, devait juste reprendre à lui seul ce qui est fait par Pepfar, la cible concernant le financement ne serait plus de 18 milliards de dollars, mais de 32 milliards… pour trois ans ! Les États ne peuvent pas se permettre cela. Dans tous les cas, même si nous souhaiterions parfois que certains États puissent doubler, voire tripler leurs contributions. Avec les budgets actuels, une telle hypothèse ne marche pas. Il y a des États qui montent un peu au créneau sur ce sujet, par exemple, l'Espagne. Et c'est une très bonne nouvelle. Et la France, on leur a posé exactement la même question. Nos interlocuteurs nous disent : « Il faut montrer qu'on est là malgré le retrait des États-Unis, réaffirmer que nous sommes intraitables sur la question de la santé mondiale et la défense du multilatéralisme mais que nous ne pourrons pas compenser ». Pour moi, la France veut bien avoir les lauriers et devenir la championne du multilatéralisme, la championne de la santé mondiale. En revanche, quand il s'agit de mettre les financements sur la table, il n'y a personne.
Des militants-es de AIDES et de Coalition PLUS protestent lors d'une manifestation à Paris
contre les coupes budgétaires américaines dans la lutte contre le sida au niveau mondial.
Photo : Fred Lebreton
Remaides : Mais est-ce que renvoyer la France a son double discours ou mettre en garde contre le décalage entre l’image que le pays entend donner de lui-même et la réalité sont des arguments qui portent pour obtenir un financement à la hauteur des enjeux ?
Léo Deniau : Oui, c'est un argument qui porte, mais c'est un argument sur le narratif. Cela permet de soutenir la demande, mais cela ne permet pas de mettre deux milliards sur la table. Il ne faut pas oublier que la santé mondiale et la contribution au Fonds mondial particulièrement, ont été directement portées par Emmanuel Macron. C’est manifestement un motif de fierté pour lui d’autant qu’il a été actif sur cette question. L'organisation à Lyon de la sixième conférence de reconstitution des financements du Fonds mondial en 2019 a été un succès. La France est apparue comme leader sur ce sujet, c’est un motif de fierté pour lui, d’ailleurs il le rappelle dans ses discours, comme à l’occasion des 30 ans de Coordination Sud ou lors de l’ouverture de l’académie de l’OMS [à Lyon, en décembre 2024]. Je pense que nous devons appuyer sur ce levier : sa responsabilité morale en tant que chef d’État.
Après, quand nous allons voir les équipes techniques, celles des ministères, et que nous leur demandons deux milliards pour le Fonds mondial, les yeux s'écarquillent. Ce n'est pas une demande qu’il semble possible d’honorer dans le cadre des tensions budgétaires actuelles. Nous savons bien qu’avec une telle demande, si on veut être crédible il faut qu'on explique que nous avons des idées pour trouver l’argent et qu’il ne s’agit pas de demander au ministère des Affaires étrangères d’organiser une tombola géante.
Remaides : Lesquelles alors ?
Léo Deniau : Il existe en France des mécanismes qu’on appelle les « taxes solidaires » ou les financements innovants. Il existe deux grandes taxes qui sont liées au développement : la taxe sur les billets d'avion, qui a été mise en place par Chirac en 2005, et la taxe sur les transactions financières mise en place par Nicolas Sarkozy en 2012. Ces deux taxes ont été créées pour taxer les bénéficiaires de la mondialisation et utiliser l’argent ainsi récolté pour lutter contre les inégalités que la mondialisation engendre. C'est vraiment la philosophie de ces deux présidents qu’on trouve lors de la création de ces deux mécanismes qui financent une partie du développement, environ 700 millions d’euros. Ces mécanismes ont été modifiés lors du dernier budget. Notre objectif est double. Sans trop détailler, c’est, d’une part, de réinstaurer le lien entre ces taxes et le développement tel qu’il existait jusqu’alors ; autrement dit nous assurer que les ressources ainsi générées aillent bien à l’aide au développement et rendre plus performants ces leviers budgétaires. C’est-à-dire de rendre le rendement de ces taxes bien meilleur. Ce ne sont pas des taxes qui nuisent aux contribuables. Ces taxes sont extrêmement minimes. La taxe sur les billets d'avion, c'est un pourcentage infime du prix des billets d'avion. Le pourcentage est plus élevé pour les jets privés que pour les vols classiques. La taxe sur les transactions financières [TTF] ne touche pas le contribuable classique. Aujourd’hui, ce sont des taxes qui sont sous-utilisées. On peut augmenter le taux de la TTF en France, qui est inférieur aux autres pays européens. On peut augmenter l’assiette [le périmètre de ce qui est taxé] de la taxe sur la transaction financière. D’autre part, on pourrait aussi modifier le système actuel, qui est un scandale puisque c’est un organisme privé qui recouvre une taxe de l’État. Nous demandons une nationalisation de cette collecte. Avec le fonctionnement actuel, on passe, chaque année, à côté d’un montant qui se compte en milliards d’euros. Récupérer ces montants permettrait de financer beaucoup de choses dans le développement, et notamment une certaine contribution au Fonds mondial. Nous sommes allés porter cette demande au cabinet d'Amélie de Montchalin [la ministre des Comptes publics]. Nous avons senti de l’intérêt pour cette proposition. Nous savons que ces deux mécanismes peuvent fonctionner
Remaides : Mais ces augmentations sont contestées. Par exemple, si on prend la taxe sur les billets d'avion, un lobbying très fort est exercé par l'aviation civile ou les compagnies pour que cette taxe soit supprimée, certainement pas revue à la hausse…
Léo Deniau : Oui. Je pense que ce contre-lobbying est plus puissant sur d'autres sujets. Je pense que sur les questions d'alimentation, les lobbies sont bien plus puissants. L’aviation commerciale pousse parfois contre la taxe sur les billets, mais nous sommes partis de 0,3 % à 0,4 % aujourd’hui. Malgré le contre-lobbying, cette taxe a augmenté. Et nous pensons que nous pouvons avoir un soutien parlementaire de la quasi-totalité des partis sur ce sujet. D’autant qu’une majorité des Français et Françaises considèrent que ces taxes [billets d’avion et TTF] sont des outils de justice fiscale. Nous avons des sondages d'opinion en leur faveur.
Remaides : Dans le contexte d’aujourd’hui est-il encore raisonnable de parler d’une fin de l’épidémie de sida en 2030 ?
Léo Deniau : Cela fait plusieurs années que, collectivement, nous commençons à perdre un peu l’espoir dans ces objectifs mondiaux du développement durable. Mais passer son temps à expliquer qu’on ne va pas y arriver a un côté prophétie autoréalisatrice.
C’est comme dire : cela va être compliqué d’atteindre cet objectif, autant ne même pas essayer. Là, avec les suspensions américaines, je pense qu'il faut oublier l'objectif global de 2030 pour le développement durable, mais l’objectif reste réaliste pour une santé durable pour tous et toutes. Nous connaissons un retard catastrophique sur certains points et il faudrait un miracle financier pour pouvoir maintenir la trajectoire vers une fin des épidémies en 2030. Nous allions plutôt dans le bon sens sur les dernières années. Il y avait une trajectoire de l’épidémie de VIH qui était vraiment descendante. Elle aurait peut-être été stabilisée après 2030 pour certains indicateurs. L’indicateur de l’Onusida du trois fois « 95 » [95 % des personnes vivant avec le VIH diagnostiquées, 95 % des personnes diagnostiquées sous traitement, 95 % des personnes traitées avec une charge virale indétectable, ndlr] était déjà atteint dans certains pays. On pouvait avancer. Il existait toujours des épidémies cachées. Il y avait toujours un enjeu de lutte pour les droits des personnes vivant avec le VIH, mais on avançait dans le bon sens. Là, nous nous attendons à voir certains indicateurs se dégrader pour la première fois.
Remaides : Quels sont vos trois arguments pour expliquer en quoi c’est important de soutenir le Fonds mondial ?
Léo Deniau : La question de la solidarité internationale est un argument qui est très entendable dans le contexte actuel, où il y a une compétition entre les priorités, en règle générale, et les budgets. Nous continuons à penser que la France et les États donateurs doivent contribuer au Fonds mondial pour des principes de solidarité internationale. Mais on sait très bien qu'il y a aussi un réalisme et un cynisme dans les politiques d'investissement des pays. Premier argument : le principe de sécurité sanitaire. C'est cet adage que l’on rabâche depuis des années, surtout dans la lutte contre le VIH : « Personne n'est en sécurité tant que tout le monde ne l'est pas ». Investir à l'international sur le VIH, ce n'est pas qu'une question de gagner des points pour le paradis, c'est aussi s'assurer que les épidémies sont contrôlées. Et comme un virus ne connaît pas de frontière, c'est aussi s'assurer que sur son propre territoire, il y ait une circulation plus faible de l'épidémie. Parce qu'il y a des mouvements de population et les maladies peuvent circuler. Donc investir à l'international, c'est aussi investir pour sa propre santé. Le deuxième argument est économique. Financer la lutte contre le VIH, c’est faire un investissement qui rapporte. Le VIH peut être une maladie incapacitante, voire mortelle si elle n’est pas traitée. L'accès continu aux antirétroviraux a pour effet une augmentation du capital économique colossale. C'est une augmentation de l'espérance de vie ; ce sont des personnes qui peuvent travailler, créer des ressources, etc. Le Fonds mondial considère qu’un dollar donné au Fonds mondial, c'est un retour sur investissement de 19 dollars en renforcement des systèmes sociaux, de travail, de santé, etc. Investir dans la santé, cela rapporte. Et surtout, ne pas investir coûte énormément. Le coût de l'inaction est énorme. Un dollar qui n'est pas investi aujourd'hui, il va falloir l'investir demain et même en ajouter car la facture sera plus élevée. Le sida, la tuberculose et le paludisme ne sont pas derrière nous. Ces maladies ne sont pas devenues marginales ; leurs dynamiques épidémiques sont réelles. ET c’est là mon troisième argument : quand on finance la lutte contre ces trois maladies, on finance aussi le renforcement des systèmes de santé. À travers la réponse au VIH, on finance la santé sexuelle ; à travers la lutte contre la tuberculose, on finance aussi l'accès à l'oxygène dans les pays. Quand on finance la lutte contre le paludisme, c'est aussi la lutte contre les autres maladies qui sont transmises par le moustique [la dengue, par exemple] qui est soutenue. Les moustiquaires, elles ne bloquent pas que les moustiques porteurs du paludisme. Quand il y a eu la Covid, par exemple, la réponse à l’épidémie a pu se faire grâce aux agents-es de santé communautaire du milieu VIH sur le terrain qui allaient distribuer les masques, les équipements de protection individuelle… Ce n’étaient pas les agents-es de santé publique qui avaient ces réseaux-là, mais les agents de santé communautaires qui ont développé des nouvelles chaînes d'approvisionnement. Et nous serons bien contents de pouvoir nous appuyer sur eux-elles pour que tout le monde ait accès à d'autres médicaments, pour la polio, par exemple, ou pour faire face à la prochaine pandémie qui sévira un jour ou l’autre, c’est une certitude.
Remaides : Ces arguments passent-ils auprès des décideurs-ses politiques ?
Léo Deniau : Dans les interactions que l’on a avec les décideurs et les décideuses, que ce soit dans les cabinets des ministres, au niveau des ministères, des directions techniques, à l’Assemblée nationale et au Sénat, nous avons rarement croisé des personnes qui étaient frontalement en désaccord avec nous. La plupart semblent convaincues du bien-fondé de notre plaidoyer. En fonction de certains-es interlocuteurs-rices, nous rappelons aussi qu’investir dans le Fonds mondial, c'est aussi permettre la lutte pour les droits. C'est lutter contre les inégalités de genre. C'est promouvoir l'égalité entre les femmes et les hommes. C’est rappeler que les discriminations dans le champ de la santé sont le terreau pour une inégalité bien plus large dans la société, et c'est aussi le cas pour les droits des populations marginalisées. Le Fonds mondial et la lutte contre le VIH ont permis dans de nombreux pays : l'amélioration du cadre législatif pour les travailleurs-ses du sexe, l'amélioration du cadre législatif pour les usagers et les usagères de drogues, pour les personnes trans, pour les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes et, du coup, pour l'ensemble de la population LGBTQIA+. Bien sûr, cet argument ne passe pas auprès de tout le monde, mais il est important de rappeler que la France est un des seuls pays au monde à avoir une diplomatie féministe. Et investir dans le Fonds mondial, c'est aussi investir pour les politiques de genre.
Remaides : Parfois, ces arguments se heurtent à une inertie. La conséquence est un financement qui n’est pas accordé et une absence de réflexion sur des outils innovants de financements…
Léo Deniau : On a aussi le sentiment que si des ressources nouvelles étaient dégagées, elles seraient affectées ailleurs. En fait, on trouve déjà de l'argent magique. Parfois lorsqu’on écoute les discours, on entend qu’on va débloquer dix milliards pour telle lutte. Et on se demande : cet argent-là, au détriment de quoi est-il versé ? C’est une évidence que le VIH-sida n’est pas l’unique priorité des 30 prochaines années. Mais, on a du mal à entendre l'argument, par exemple, que tout doit être fait pour trouver 100 milliards pour la défense. En fait, lutter contre les maladies, c'est aussi une question de sécurité, c'est aussi une question de défense.