L’actu vue par REMAIDES : "Invi(h)sibles ? Qui sont les femmes vivant avec le VIH ?"
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- 08.03.2024
© Fred Lebreton
Par Fred Lebreton
Invi(h)sibles ? Qui sont les femmes vivant avec le VIH
Le 15 novembre dernier, Actions Traitements organisait son colloque annuel intitulé « Femmes et VIH : entre invisibilité et inégalités de genre ». L’occasion pour l’association de faire un état des lieux des enjeux et des initiatives proposées pour répondre aux besoins de toutes les femmes vivant avec le VIH. Une occasion (trop rare) aussi de donner la parole à ces femmes séropositives qu’on voit si peu. La rédaction de Remaides était présente et revient sur les moments forts de cette journée. Première partie.
La précarité, un facteur de risque VIH pour les femmes
Le colloque s’est ouvert avec une présentation croisée de la Dre Karen Champenois (Inserm/Institut national de la santé et de la recherche médicale) et Anne Gosselin (chargée de recherche à l’Ined/Institut national d’études démographiques) qui ont fait une synthèse des différentes études sur les femmes et le VIH. Quelques données pour poser les enjeux :
- En 2021, 19,7 millions de femmes vivaient avec le VIH dans le monde, (soit 51 % de l’ensemble personnes vivant avec le VIH) ;
- En 2021, les femmes représentaient 43 % des nouvelles infections VIH dans le monde avec une incidence plus forte en Afrique subsaharienne et en particulier chez les jeunes filles/femmes — six nouvelles infections sur sept concernaient les filles de 15 à 19 ans en Afrique subsaharienne.
- En France, sur la base des estimations produites par Santé publique France, les femmes cisgenres représentaient 29 % des découvertes de séropositivité VIH en 2021 et les personnes trans : 2 %. La proportion de femmes, qui avait augmenté jusqu’en 2019 (33 %), a diminué les deux années suivantes (29 % en 2020 et 2021). La proportion de personnes trans a augmenté progressivement depuis quelques années (0,6 % en 2016 à 1,9 % en 2021). Par ailleurs, 31 % des femmes nées à l’étranger et vivant en France étaient diagnostiquées à un stade avancé de l’infection (moins de 200 CD4/mm3 ou stade sida). Enfin, les femmes représenteraient 33 % de l’épidémie non diagnostiquée de VIH (estimée en France en 2018 à 24 000 personnes mais une donnée qui mériterait d’être réactualisée).
Karen Champenois et Anne Gosselin ont pointé un manque criant de données socio-économiques concernant les femmes vivant avec le VIH. La dernière enquête remontant à 2011 (VESPA 2). L’enquête, qui s’adressait à toutes les PVVIH (dont 33 % de femmes), avait mis en lumière les cumuls de vulnérabilités chez les femmes, et en particulier les femmes nées à l’étranger, vivant avec le VIH et l’impact des conditions de vies dégradées (logement précaires, discriminations, violences sexuelles etc.) sur l’observance et donc l’efficacité des traitements VIH dans cette population. Par ailleurs, l’enquête ANRS Parcours, réalisée en 2012-2013, avait montré que 41 % des femmes nées en Afrique subsaharienne et vivant avec le VIH avaient été infectées après la migration ; la plupart pendant les premières années en France. La précarité vécue en France est donc un facteur de risque d’acquisition du VIH avec des violences sexuelles plus fréquentes quand les femmes n’avaient pas logement sable et/ou un hébergement temporaire.
En ce qui concerne la prévention du VIH chez les femmes séronégatives, il est navrant de constater qu’en juin 2023, seules 4,6 % des personnes qui prenaient la Prep en France étaient des femmes (enquête Epi-Phare 2023). Une augmentation qui reste largement insuffisante quand on sait qu’en France, les femmes représentent 31 % des nouveaux diagnostics VIH (données 2022 de Santé publique France). La Prep, un outil de prévention qualifié de révolutionnaire, mais peu connu et peu proposé aux femmes.
Les femmes trans séropositives bien suivies mais très précaires
Concernant les femmes trans, là aussi, il y a un manque de données. La littérature scientifique a montré que les femmes trans ont 66 fois plus de risques de contracter le VIH que la population générale (et les hommes trans, sept fois plus de risque). En 2021, la première enquête française d’envergure sur les personnes trans et le VIH a été lancée : « Trans et VIH » du laboratoire de recherche Sesstim avec le soutien de l’association Acceptess-t et AIDES. L’objectif principal de cette recherche est d’identifier les situations de vulnérabilités, personnelle et sociale, des personnes trans vivant avec le VIH en France, les obstacles à leur prise en charge médicale et leurs besoins de santé. Les premiers résultats de l’enquête sur les femmes trans vivant avec le VIH portent sur 506 femmes majoritairement suivies en Île-de-France (84 %), d’un âge moyen de 43 ans et une proportion très importantes de femmes nées à l’étranger (86 % dont 39 % au Pérou, 23 % au Brésil et 12 %, en Équateur). Une population en grande précarité économique et administrative (69 % vivaient avec 1000 euros ou moins par mois, 34 % n’avaient pas leur propre logement, 30 % n’avaient pas de titre de séjour et 24 % n’avaient que l’AME comme couverture sociale). Pour (sur)vivre, 65 % des femmes trans interrogées ont eu recours à un moment donné de leur parcours au travail du sexe. Un peu plus « réjouissant », 99 % des femmes enquêtées sous traitement VIH dont 88 avec une charge virale indétectable.
Les femmes dans l'histoire de la lutte contre le VIH
Dans sa présentation, Florence Thune, directrice générale de Sidaction, est revenue sur le rôle et la place des femmes dans l’histoire de la lutte contre le VIH/sida à travers une série de portraits en photos. La directrice générale de Sidaction a commencé par mettre en lumière les pionnières de la recherche VIH en France avec un panel prestigieux composé de Françoise Barré-Sinoussi (immunologue et virologue qui a co-découverte le VIH), Christine Rouzioux (virologue), Dominique Costagliola (épidémiologiste et biostatisticienne), Christine Katlama (infectiologue), Françoise Brun-Vézinet (virologue qui a participé à la découverte du VIH) ou encore Brigitte Autran (professeure émérite en immunologie). « On ne va pas refaire l'histoire parce que vous la connaissez, mais on voit à quel point, finalement, combien de femmes étaient là à ce moment-là », a rappelé Florence Thune. Outre la recherche fondamentale, la directrice de Sidaction revient sur les femmes qui ont marqué d’autres domaines de la recherche VIH, elle cite pêle-mêle la « regrettée » Sandrine Musso (anthropologue, spécialiste des questions de santé), Annabel Desgrées du Loû (démographe et directrice de recherche), Valériane Leroy (directrice de recherche à Insern) ou encore Fabienne Hejoaka (anthropologue).
Florence Thune rend ensuite hommage aux femmes vivant avec le VIH et notamment à celles qui témoignent à visage découvert. Elle cite « Nothing Without Us : the Women Who Will End AIDS », un documentaire américain réalisé en 2017 par Harriet Hirshorn, qui retrace les contributions inestimables des femmes d'hier et d'aujourd'hui dans la lutte contre le sida. Une photo issue du documentaire et datant de 1990 est diffusée, on peut y voir une femme noire portant une pancarte avec ce message glaçant : « Women don't get AIDS, they just die from it » (« Les femmes ne contractent pas le sida, elles en meurent simplement »). La directrice générale de Sidaction cite ensuite une liste non exhaustive de femmes séropositives et activistes qui ont marqué l’histoire de la lutte contre la VIH (entre autres) de par leur visibilité et leurs témoignages avec notamment Katrina Haslip (éducatrice et militante américaine), Aimée Bantsimba Keta (médiatrice en santé pour Ikambere), Jeanne Gapiya-Niyonzima (militante burundaise), Giovanna Rincon (activiste trans), Christine Kafando (militante burkinabé) ou encore Amanda Dushime (militante burundaise).
Dans la dernière partie de sa présentation, Florence Thune tient à saluer l’engagement des femmes médecins, infectiologues et plus généralement soignantes dans la lutte contre le VIH : « Je souhaitais parler de Priscila Pajaud Passe-Coutrin. J’ai rencontré une jeune femme de 25 ans, il y a un an et demie, qui avait appris sa séropositivité un an avant. Elle allait très bien avec un super boulot, etc. Mais, elle ne pouvait pas parler de sa séropositivité. Elle pleurait en en parlant. Elle n'imaginait même pas pouvoir en parler à ses proches. Et elle me disait : « Quand je ressors de sa consultation [celle de Priscila Pajaud Passe-Coutrin, ndlr], je suis regonflée à bloc ! ». Et ça c'est génial, parce qu'il y a des médecins qui nous regonflent à bloc aussi, et ça c'est aussi important de le dire ».
Et Florence Thune de conclure sur les femmes engagées qui ne vivent pas avec le VIH : « Évidemment, on pense à Élisabeth Taylor. Bien sûr, je ne pouvais pas ne pas penser à Line Renaud, notre vice-présidente, qui est effectivement engagée depuis le début et qui a reçu aussi son lot d'insultes quand elle s'est engagée sur la question du VIH à l'époque. Elle m'a montré quelques courriers qui sont quand même gratinés. Elle est toujours là, elle vous embrasse, et on espère qu'elle entraîne aussi d'autres personnalités même si c'est plus compliqué aujourd'hui, pour plein de raisons. Toutes ces femmes nous entourent et c’est important de leur rendre hommage ».
Libérer la parole des femmes
Dans sa présentation, Nicolet Nkouka, chargée de mission accompagnement parcours en santé sexuelle chez AIDES, a problématisé la question de l’émergence de la parole des femmes vivant avec le VIH. La militante commence par un point de vocabulaire important. La sociologie du VIH a tendance à présenter les femmes vivant avec le VIH (en particulier celles nées à l’étranger) comme un public « vulnérable ». Nicolet Nkouka explique qu’il est important pour ces femmes de ne pas être considérées ou étiquetées comme des personnes vulnérables, voire des « choses fragiles ». « C'est plutôt la société qui les vulnérabilise et je préfère le terme personnes plus exposées que personnes vulnérables ». Les mots comptent.
La libération de la parole des femmes vivant avec le VIH qui vont chez AIDES se déclinent sous plusieurs formes : entretiens individuels, ateliers sur le bien être ou l’estime de soi, groupes de paroles (ou d’auto support) en non mixité (entre femmes seulement), actions autour du 8 mars ou encore du 1er décembre, week-ends de ressourcement (appelés week-ends santé ou WES), etc. Nicolet Nkouka cite la parole de femmes usagères de AIDES : « Après plusieurs consultations auprès des psychologues, j'ai appris à assumer, accepter. Je marche la tête haute ». Une autre : « Mes angoisses, quand j'ai découvert mon statut, étaient de savoir si j'allais changer physiquement, mourir. Ma famille m'a laissé tomber quand j'ai dévoilé mon statut. Je me sens seule, je ressens un vide affectif ».
La militante explique que la libération de la parole est parfois un long processus. Cela prend du temps pour installer une relation de confiance dans les ateliers/groupes et créer un environnement sécurisant propice au dialogue et à la confidence sans que les femmes concernées ne se sentent jugées. « C'est un groupe composé à 99 % de femmes originaires d'Afrique subsaharienne. Il y a toujours la peur d’être reconnue par une personne de la même, la peur de la rumeur et de la divulgation du statut sérologique. »
Quelle vie affective et sexuelle pour les femmes trans vivant avec le VIH ?
Giovanna Rincon, cofondatrice et co-directrice de l'association Acceptess-T, a conclu cette journée en parlant de la question de la transidentité et de la vie affective et sexuelle des femmes trans vivant avec le VIH. « Il est complexe de parler d'une population qui est invisible dans les études (…). Il est difficile de donner des chiffres au niveau socio-démographique, sur la composition de cette population. On ne connaît pas le nombre des personnes qui ont été assignées femmes à la naissance, qui ont « transitionné » vers hommes et qui sont infectées par le VIH. On ne connait pas non plus le nombre de personnes assignées hommes à la naissance, qui ont « transitionné » vers femmes et qui sont séropositifs au VIH », explique Giovanna Rincon. La militante évoque les premiers résultats de l’étude « Trans et VIH » du laboratoire de recherche Sesstim avec le soutien de l’association Acceptess-T (voir plus haut) et parle de 900 femmes avec le VIH (à noter que le site du Sesstim indique un autre chiffre : « La collecte de données s’est terminée en juillet 2022. Au total, 232 centres ont été contactés. 54 centres ont déclarés suivre au moins une personne trans. Parmi les 42 centres ayant eu une mise en place, 36 centres ont inclus au moins une personne. Sur les 777 personnes trans suivies dans les 36 centres participant, 536 ont répondu à l’enquête et 506 ont eu trois questionnaires complets ».
Que ce soit 900 ou 777 femmes trans suivies pour une infection à VIH en France, de toute façon le chiffre est en dessous de la réalité selon Giovanna Rincon car il ne tient pas comptes des femmes non diagnostiquées et de celles en errance médicale (non suivies). Une chose est sûre, la grande précarité des femmes trans observée dans cette enquête est un constat partagé par Acceptess-T. « Ce sont des femmes trans qui, pour la plupart, exercent ou ont exercé le travail du sexe et qui sont touchées par de multiples facteurs de violences, qui sont confrontées à une pauvreté socio-économique et affective très importante. Donc, il y a des résonances importantes entre les aspects des femmes cisgenres séropositives et les femmes trans séropositives », explique Giovanna Rincon.
La militante insiste sur le tabou et le stigmate autour du travail du sexe, ce qui complique leur vie affective. « Cette notion de sexualité dans cette population, on peut la diviser, en trois types de sexualité : une sexualité affective, pour celles qui arrivent à trouver un-e compagnon-ne de vie ; une sexualité liée au travail du sexe et une sexualité plus « récréative », souvent pour faire face aux multiples pressions et situations de précarité ».
Concernant, le travail du sexe, la co-directrice de l'association Acceptess-T ne cache pas sa colère : « Là, pour le coup, c'est vraiment un coup de gueule vis-à-vis de l'État, vis-à-vis du gouvernement, vis-à-vis des lois qui mettent vraiment cette population dans des situations dangereuses (…). Ces femmes trans sont parfois obligées d'accepter des rapports sexuels sans préservatifs pour multiples raisons liées notamment à la précarité matérielle. Si elles sont séropositives, mais que leur charge virale n’est pas indétectable, il y a un risque de transmission. Mais moi, personnellement, je ne les rends pas responsables », souligne la militante. Et pour cause, quid de la responsabilité des lois qui pénalisent les clients et mettent en danger les travailleuses du sexe ? « Sur cette question de risque de transmission lors du travail du sexe versus conséquences législatives, il y a une vraie réflexion à mener sur ce sujet » pointe Giovanna.
Et Giovanna Rincon de conclure : « Parler des vies affectives et sexuelles chez les femmes cis et trans, c'est avant tout un acte politique. (…). Et c'est à nous de rappeler que si on n'a pas de propositions concrètes aujourd'hui pour améliorer la vie affective et sexuelle des femmes séropositives, c’est aussi à cause d’un manque de données, notamment pour les femmes trans. Il faut plus de financements pour faire des études sur ces questions (…) et plus de financement pour lutter contre le stigma, non seulement lié à la transphobie, mais aussi à la sérophobie, à la putophobie ».