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    L'Actu vue par Remaides : « VIH : entre avancées médicales et défis politiques, retour sur les batailles décisives de l'accès aux traitements »

    • Actualité
    • 13.02.2025

    AIDES 40 ans table ronde médicaments

    De gauche à droite : Nathalie Raulin, Constance Delaugerre, Marisol Touraine et Fabrice Pilorgé (© Gregory Braz)

    Par Jean-François Laforgerie et Fred Lebreton

    VIH : entre avancées médicales et défis politiques, retour sur les batailles décisives de l'accès aux traitements

    Le 30 novembre dernier, la Maison des Métallos à Paris a réuni militants-es, chercheurs-ses et personnalités du monde politique et culturel pour célébrer les 40 ans de l’association AIDES. Entre hommages aux pionniers-ères et réflexions sur les défis actuels, la journée a réaffirmé la nécessité de lutter contre le VIH, en liant avancées médicales et justice sociale. Enjeu de plaidoyer majeur, l’accès aux médicaments a été le thème d’une discussion qui a réuni Marisol Touraine, ancienne ministre de la santé et actuelle présidente d’Unitaid, la professeure Constance Delaugerre, virologue et Fabrice Pilorgé, directeur du Plaidoyer de AIDES. Cet échange a été animé par Nathalie Raulin, journaliste à Libération. La rédaction de Remaides y était.

    « Entre affrontement et coopération »

    « Prix des médicaments, modalités de prescription, adéquation des produits aux besoins de la population sont autant d'enjeux âprement discutés », lance Nathalie Raulin, en amorce de l’échange. Et de souligner : « Et la bataille se poursuit aujourd'hui car les questions continuent à être cruciales, comme celle de savoir si la Sécurité sociale va pouvoir prendre en charge de nouveaux traitements antirétroviraux injectables pour la Prep. D’autres se posent aussi : Comment obtenir des laboratoires pharmaceutiques qu’ils mettent leurs molécules à disposition des pays les plus pauvres ? Que faire pour que les populations se les approprient ? Dans le traitement du VIH à l'avenir, sur quelles innovations thérapeutiques pourra-t-on compter ? »

    On a compris qu’on allait être dans du « lourd », du costaud, du complexe. Pour poser les enjeux et apporter des pistes de solution face aux problèmes : une médecin et chercheuse dans le VIH, une ancienne ministre de la Santé et un militant de la lutte contre le sida ont été réunis-es. L’intérêt du trio (voir plus haut) est qu’il représente des échelons différents qui travaillent ensemble, plus ou moins facilement, dans la grande chaine de l’accès aux médicaments. Les trois personnalités réunies ce 30 novembre à la Maison des Métallos ont travaillé sur le VIH et le VHC, elles sont d’ailleurs comme le pointe Nathalie Raulin : « Trois personnalités en pointe dans la lutte contre le sida ».

    « On comprend que la trithérapie c'est l'avenir, mais que ce sera tous les jours et toute la vie »

    La journaliste de Libération a opté pour lancer la discussion pour un rappel des points clefs qui ont jalonné la révolution thérapeutique qui a eu lieu ces 20 dernières années depuis l’arrivée des trithérapies en 1996. Cheffe du service de virologie de l'hôpital Saint-Louis (AP-HP) à Paris, présidente du comité scientifique et médical de Sidaction, la Pre Constance Delaugerre se lance. « Le virus a été découvert en 1981. La première molécule disponible, c'est l’AZT en 1985. Elle existait déjà et faisait partie de la classe des anticancéreux. Il n’y a pas vraiment eu beaucoup de recherche sur son effet sur le VIH, mais elle était disponible. On a donc essayé de voir si ça marchait sur le virus. Très vite, on s'est rendu compte que ça ne suffisait pas. Les laboratoires et les chercheurs ont essayé de comprendre comment inhiber la réplication du virus. L’enjeu était alors d’identifier et de comprendre les différentes étapes nécessaires au virus pour se développer. Cette phase a été faite par la recherche fine en virologie. Puis, d’autres médicaments sont arrivés sur le marché. Je ne sais si certains se souviennent de ces médicaments. Je me rappelle de la ddI [didanosixe, Videx, un analogue nucléosidique, ndlr]. Le comprimé était plus gros qu'une pièce de cinq francs et pratiquement d’un centimètre d’épaisseur, ce qui le rendait très difficile à prendre. Ce médicament était difficilement tolérable pour les patients et le virus devenait très vite résistant à ces molécules de l’époque [ddC/zalcitabine, ddI/didanosixe, ndlr]. S’il y a une date à retenir, c’est 1996. On commence à comprendre que ça ne suffit pas d'arrêter une étape du virus, mais qu'il faut cibler en plusieurs. La première étape a bloqué, c’est celle de la transcriptase inverse, l'enzyme clé du virus. À la suite d’une analyse fine du cycle du virus, on comprend qu’il faut intervenir à une autre étape du cycle viral : la protéase. Les chercheurs en virologie travaillent avec les laboratoires pharmaceutiques et on obtient les premiers succès. C'est la première fois qu'on voit le virus qui devient indétectable. Mais à ce moment, les patients se retrouvent avec 32 gélules à prendre par jour, avec des prises toutes les huit heures, avec des timers pour ne pas les rater. Il y avait des efforts considérables à faire, mais on comprend que la trithérapie, c'est l'avenir, mais que ce sera tous les jours et toute la vie. Une question s’est alors posée : « Comment cela sera-t-il possible ? » Des remontées du terrain, celles des patients, celles des associations nous ont fait comprendre qu’il allait falloir alléger, simplifier… Les firmes pharmaceutiques ont alors travaillé sur la galénique (la formulation des médicaments) et les possibilités d’associer plusieurs médicaments dans un comprimé. Cela a l’air de rien, mais c’est très compliqué. Cette possibilité a été une incontestable avancée. D’un point de vue général et concernant les ARV, on a eu une mise à disposition différente entre le Sud et le Nord. Au Nord, on utilisait des médicaments qui arrivaient directement des firmes pharmaceutiques qui avaient créé les médicaments. Et au Sud, il y avait une négociation de ces grandes firmes avec des génériqueurs qui diffusaient les traitements à un coût moindre. »

    Écouter les malades et les virus

    « Ce qui a toujours été important, c'était évidemment d'écouter les malades, mais aussi d’écouter les virus, de les comprendre », explique la Pre Delaugerre. « Et ce virus, en particulier lui, il ne nous laissera jamais en paix. Il devient systématiquement résistant si le traitement n'est pas pris. Il y a un enjeu d'observance, d'adhérence, et on comprend bien qu'on rentre dans un enjeu de maladie chronique et donc que sur la durée, il va falloir que le traitement soit plus facile, mieux pris, mieux toléré. Le cahier des charges pour les industriels et les chercheurs, il est triple maintenant. Aujourd’hui, il nous faut des médicaments actifs, qui soient bien tolérés, qui soient faciles à prendre et le mieux en combinaisons en un comprimé. Nous avons un arsenal de trithérapies en un comprimé ; mais aussi des bithérapies en un comprimé. On arrive à une nouvelle ère aujourd’hui avec les nanoparticules, le long acting… Cette nouvelle ère est fantastique, elle nous conduit à changer notre approche en passant de la trithérapie orale quotidienne à des thérapies qui sont des bithérapies, qui seront peut-être des monothérapies… avec des modalités de prise différentes. Aujourd'hui, on a deux associations qui sont données tous les deux mois en injectables pour une grande partie des patients. Et il y a un nouveau médicament qui va être donné tous les six mois. »

    « On voit bien le progrès thérapeutique extraordinaire qui a été accompli durant ces décennies : la découverte de nouvelles molécules, l’amélioration de la galénique, etc. Une question est toujours restée : celle du coût de ces médicaments », souligne Nathalie Raulin. « À quel prix les laboratoires allaient-ils les proposer ? Et là, je vais vous donner la parole, Marisol Touraine, parce qu'à chaque fois il faut que les pouvoirs publics prennent des décisions par rapport à ce que proposent les laboratoires. Certes, ce sont des innovations, c'est majeur, ça sauve des vies, mais il faut payer, il faut payer très cher. Et c'est sur des fonds publics. C’est donc de l’ordre du politique. J'aimerais que vous nous racontiez votre expérience de ministre, puisque vous avez accompagné l'arrivée de la Prep en France. Dans ce contexte, de nombreuses questions se sont posées à vous à ce moment-là. »

    « Il s’agit de décisions éminemment politiques »

    « J'ai fait un peu plus que l'accompagner comme vous dites », cingle l’ancienne ministre de la Santé. « La Prep a été une révolution et nous sommes d’ailleurs à l'aube d'une nouvelle révolution avec l’arrivée du lénacapavir, qui va s'imposer. Avant de parler prix et de rentrer dans ce qui peut apparaître comme, au fond, des négociations, des processus techniques, je voudrais dire d'abord qu’il s’agit de décisions éminemment politiques. Et que les décisions politiques, elles sont prises par des responsables. Et à un moment donné, vous prenez une décision dans un contexte qui comporte aussi des risques. Il est assez facile rétrospectivement, par exemple concernant la Prep, de se dire que les choses allaient de soi : une molécule était disponible, elle marchait, on pouvait la proposer. D’autres questions se sont posées avant même la négociation du prix. L’autorisation de mise sur le marché, des agences officielles aident à cela. La décision politique, elle portait sur des questions comme ʺEst-ce qu'on va y aller ?ʺ ; ʺEst-ce qu'on va permettre de donner l'accès à la Prep ?ʺ. Le processus a été long et la décision a été prise sur la base de quelques principes fondamentaux.

    Le premier est qu’il faut en rester à des décisions qui sont fondées sur la science. Et dans le contexte actuel, c'est aussi un message. La science, on ne la tord pas. La science, elle apporte des enseignements et ce sont ces enseignements qui doivent fonder la décision politique. Sur la Prep, j'ai annoncé en 2013 que la question n'était pas de savoir si on autoriserait la Prep mais quand et comment nous le ferions. Cette discussion, je ne l’ai pas eue avec moi-même dans ma glace. Je l’ai avec des conseillers, des personnalités comme le Pr Jean-Michel Molina, le Pr Jean-François Delfraissy, la Pre Françoise Barré-Sinoussi, avec AIDES et d’autres. Et que me dit-on au tout début 2012 : ʺC'est trop tôt. Surtout, n'y allez pas, parce que ça n'est pas ce que nous voulons : il y a trop de risques qu'il y ait des effets secondaires, qu'il y ait un effet déceptif…ʺ On m’explique : ʺIl ne faut pas prendre une décision politique pour se faire plaisir ou faire semblant de vouloir avancer… Attendez les résultats, ceux d’Ipergay en France et de PROUD au Royaume-Uni.ʺ Ils arrivent plus tard et donnent les éléments qui vont nous permettre d'avancer. C'est en 2015, et c'est d'ailleurs au congrès de AIDES que j'annonce que je vais autoriser la Prep en septembre 2015. Nous avons un certain nombre d'éléments, mais qui scientifiquement nous amènent — et les scientifiques le souhaitent — à encadrer de manière extrêmement précise les conditions d'accès à la Prep. En novembre, devant le Parlement, j’annonce, ce que j’avais laissé entendre à AIDES, que ce sera remboursé à 100 %. C'est une première mondiale, quand même. Mais à l'Assemblée, dans les médias, on me rétorque : ʺMais pourquoi on rembourse la Prep à 100 % alors que d'autres traitements qui pourraient avoir un intérêt de santé publique ne sont pas remboursés à 100 %, et sont simplement remboursés sur la base 70 % par la Sécurité sociale.ʺ Il y a ce combat-là à mener. Reste que la décision est prise le 25 novembre et son application effective au 1er janvier 2016. Cela a quand même été incroyablement rapide et ça c'est une décision politique. Elle s’est faite, j'insiste là-dessus, en lien avec les scientifiques, avec la société civile dont AIDES, notamment, parce qu'il faut travailler sur les deux fronts, c'est-à-dire qu'il faut avoir les données scientifiques qui nous permettent d'avancer et il faut avoir le soutien qui va permettre de convaincre, d'aller vers, pour surmonter les oppositions. Je voudrais dire un mot là-dessus. Les oppositions que j'ai rencontrées, ce n’était pas seulement les plus conservateurs, les plus réactionnaires, mais aussi des gens tout à fait à la pointe de la lutte contre le sida qui s'étaient engagés depuis très longtemps pour populariser le port du préservatif, et qui avaient mis leur notoriété dans la balance pour cela. J’étais interpellée sur le mode : ʺMais pourquoi, mais comment est-ce que vous pouvez proposer quelque chose qui, au fond, revient à dire, ne portez pas le préservatif ?ʺ Et cela alors même qu'à aucun moment, il n'a été question de dire que la Prep signifiait la fin du préservatif. Il fallait aller, en même temps, dans les écoles, aller voir les jeunes, aller à Solidays, aller un peu dans tous les endroits… pour expliquer à certains que : ʺOui, il fallait porter le préservatif, mais que oui, on allait faire des campagnes d’affiches pour la Prep, parce que je m’étais engagée à ce qu’il y en ait.ʺ Des campagnes d'affichage qui ont rencontré des problèmes terribles par ailleurs, parce que là j'ai eu les réacs sur le dos !

    Ce que je veux dire par là, c'est qu'à des moments où il y a des bouleversements, des révolutions thérapeutiques, la responsabilité politique, elle est gigantesque. Car, ce n’est pas simplement de dire : on y va. C'est accompagner une décision, la porter, l’assumer. Je parlais plus tôt de prise de risque. Lorsque je fais cette annonce à AIDES, c’est l’enthousiasme qui domine, mais reste cette interrogation : la décision que j’annonce ne va-t-elle pas ouvrir la porte à des risques plus grands que les bénéfices qu’elle entend apporter ? Il faut tenir et au fond de vous, de temps en temps, vous avez le cœur qui bat un peu fort. Aujourd'hui, je suis à la tête d'Unitaid (voir encart ci-dessous). Et c’est la même histoire qui revient avec, cette fois, le dolutégravir et demain sûrement le lénacapavir. »

    S’adressant à Fabrice Pilorgé, directeur du Plaidoyer à AIDES, Nathalie Raulin demande : « Vous étiez en lien avec le cabinet de Marisol Touraine à l'époque de la Prep, comment vous voyez les choses aujourd'hui ? »

    « On ne s'en rend plus compte aujourd’hui, mais la Prep ne faisait absolument pas consensus »

    « Directeur du plaidoyer, c'est un titre, c'est un poste, mais au-delà de cela, ça fait plus de 20 ans que je suis engagé dans la lutte contre le sida [Act Up-Paris, Sidaction, AIDES, l'Association française des hémophiles, puis de nouveau AIDES, ndlr] », indique Fabrice Pilorgé. « Donc, ça fait pas mal de recul. Et toujours sur des enjeux de démocratie en santé et de plaidoyer. L'autre chose, c'est que j'appartiens à une génération qui a pris cher avec le VIH : une génération de jeunes gens homosexuels dans les années 80 qui a été très impactée. J'ai eu l'occasion de ne pas vivre avec le VIH, mais c'est vraiment presque un hasard dans ma génération et dans ma communauté. »

    Puis revenant à la Prep, Fabrice Pilorgé explique : « Le médicament était suffisamment prêt pour qu’il soit mis à disposition. Effectivement, on ne s'en rend plus compte aujourd’hui, mais la Prep ne faisait absolument pas consensus. C'était compliqué chez les professionnels de santé, notamment les cliniciens… vraiment compliqué. Pourquoi du côté des cliniciens ? Quand on a vécu les années de cendres et qu'on vous dit tout d'un coup : ʺOn va trouver un autre outil pour avoir un impact sur l'épidémie, qui tient compte du fait que l'utilisation systématique du préservatif ne fonctionne pasʺ, cela crée des angoisses. À cela se sont ajoutés des enjeux moraux, avec quelque chose d’assez réactionnaire tournant sur l’idée qu’avec la Prep les gens feraient n’importe quoi en prévention [autrement dit, ne se protégeraient plus, ndlr]. À l’époque, l'affaire était très tendue. À l'époque, AIDES avait pris la décision de s'engager dans un essai de Prep comme co-investigateur, sur le recrutement des participants, en leur proposant un accompagnateur communautaire. On considérait que c'était nécessaire d'arriver à démontrer en France que la Prep pouvait fonctionner avec des prises intermittentes. On voulait aussi montrer la plus-value d'avoir un accompagnement communautaire à la prise des traitements, permettant une réflexion sur sa prévention, ses prises de risque, etc. Aujourd’hui, on voit combien il a été important de défendre la Prep, parce que cela a permis de diversifier les outils de prévention, les stratégies. »

    « Que les infections ne soient plus un enjeu de santé publique… »

    « On a l'impression que la bataille contre le VIH est quasi gagnée », explique Fabrice Pilorgé. « Si on reprend un de nos objectifs : c'est de faire baisser les infections, ce qu'on appelle faire baisser l'incidence. Pour qu’à terme l’objectif de fin de l’épidémie en 2030, fixé par l’Organisation mondiale de la Santé et la France elle-même (dans sa stratégie nationale de santé sexuelle) soit atteint. Autrement dit, que les infections ne soient plus un enjeu de santé publique. Nous sommes encore loin de cet objectif. L’autre objectif que nous avons en tant qu’association de personnes concernées, c'est de faire en sorte que les personnes vivant avec le VIH vivent le plus longtemps possible en bonne santé, avec une meilleure qualité de vie. Aujourd’hui, un nombre important de personnes sont dépistées tardivement. Aujourd'hui, il y a environ 10 500 personnes [donnée de Santé publique France, ndlr] qui ignorent leur séropositivité et ne sont donc pas dépistées. Nous ne sommes donc pas au bout de l’épidémie, ni à celui de la question de la vie avec le VIH… Les personnes vivant avec le VIH, elles ne vont pas s'arrêter de vivre quand la transmission sera arrêtée. Cela veut dire que la question de la vie avec le VIH va peut-être durer encore 70 ans, 80 ans. Il va falloir faire face à cela, au statut du VIH comme maladie chronique. Il va falloir faire face aux besoins et à leur évolution. Il va falloir continuer à faire de la recherche. Probablement, certaines personnes auront un virus qui va devenir résistant aux molécules qu’elles utilisent aujourd’hui. Il faudra donc de nouvelles solutions. Il faudra continuer à améliorer la galénique, etc. Les personnes qui vivent avec le VIH vont continuer à vivre et à vieillir et c’est une chance. Reste qu’aux enjeux liés au VIH s’ajoutent ceux liés aux comorbidités, à l’avancée en âge… »

    Un accès universel effectif aux traitements et aux innovations thérapeutiques

    Dans un contexte déjà complexe, les enjeux d’accès aux innovations thérapeutiques compliquent davantage encore la donne. Une des failles dans le champ de l’innovation et son accessibilité pour les personnes auxquelles elle rendrait le plus service ; le plus souvent du fait du prix demandé par le fabricant. L’enjeu se pose au Sud comme au Nord. Une innovation doit pouvoir « servir à des personnes qui ne sont aujourd'hui pas touchées par des traitements », explique Fabrice Pilorgé. « Je pense en particulier à la Prep injectable. Et là se pose la question du coût. Pour l’État, ce sera un effort financier, même s'il sera probablement beaucoup plus modéré que ne l'espère l’industriel qui la fabrique. Le fabricant est dans sa logique vis-à-vis de ses partenaires financiers, d'essayer de vendre le traitement le plus cher possible. Du côté de l’État, si on fait l'investissement, il faut que cela permette à davantage de personnes d’avoir accès à la Prep. Il s’agit beaucoup des femmes africaines, des personnes étrangères. Plus largement, nous défendons un accès effectif aux traitements et aux innovations thérapeutiques. Autrement dit, l’enjeu n’est pas simplement qu'un médicament existe, il faut qu'il soit facile à utiliser et que tout le monde — ou en tout cas ceux et celles qui en ont besoin — puisse y avoir accès dans nos pays comme dans les pays du Sud. C'est un enjeu absolument majeur. Dans ce cadre, AIDES a un rôle d'accompagnement des décisions, non seulement pour leur bonne compréhension, leur diffusion, pas simplement pour faire le plaidoyer auprès des pouvoirs publics, c'est ce qui paraît évident. Les pouvoirs publics aussi ont la chance de pouvoir s'appuyer sur des associations communautaires, dont AIDES, qui nourrissent la réflexion, qui envoient des messages, font remonter des préoccupations. »

    « J'avais la réputation d'être très, très dure en affaires avec les labos »

    Sur l’estrade, Marisol Touraine qui préside Unitaid revient sur son expérience au sein de cette institution internationale qui travaille pour que les médicaments soient accessibles au plus grand nombre ; et donc à des coûts raisonnables. « À Unitaid, nous travaillons avec les communautés, les communautés de patients dans les pays du Sud, notamment pour connaître les besoins. C’est ainsi que nous nous sommes lancés, avec succès, pour la mise au point de médicaments pédiatriques qui n'existaient pas pour les pays du Sud, notamment parce qu'il n'y avait pas de modèle économique permettant de soutenir cette production pourtant indispensable. En simplifiant, le modèle économique des industriels du médicament est de vendre cher aux pays riches, et avec cette marge, de pratiquer des prix plus bas pour les pays du Sud notamment en permettant le génériquage. Il n’y avait pas de médicaments pédiatriques dans les pays du Nord. On donnait aux enfants le même médicament que pour les adultes, en cassant un peu le comprimé, en l'écrasant, etc. Ce qui a eu pour conséquence que pendant un moment, les enfants au Sud n’ont pas eu de traitement. Nous avons changé cela. »

    Pour l’ancienne ministre, la question de l'accessibilité, c’est avoir un médicament efficace, qui correspond aux attentes des personnes, qui peut être facilement pris et qui soit financièrement accessible au Nord comme au Sud. « J'avais la réputation d'être très, très dure en affaires avec les labos », se rappelle Marisol Touraine. « Je crois qu'ils plantaient de petites épingles dans des poupées de cire à mon effigie. Par exemple, la discussion sur le prix du sofosbuvir [traitement hautement actif contre le VHC, ndlr] (voir encart ci-dessous) a été une négociation d'anthologie, vraiment très dure. N’empêche que la France a eu le prix le plus bas en Europe, même si c'était haut au moment où on l'a signé. Ensuite, le prix a progressivement baissé. La vérité, c'est que nous avons besoin des industriels. Je veux insister là-dessus : ce n'est pas parce qu'on est dur en affaires et qu'on considère que l'innovation n'a pas n'importe quel prix, qu'on ne doit pas reconnaître qu'il faut rémunérer à un juste prix l'innovation. »

    « Justement, je voulais vous entendre sur cette question-là, professeure. Vous êtes très bien placée pour savoir que les médicaments sont quand même hors de prix, en tout cas quand ils arrivent sur le marché. On le voit avec le dernier qui est sorti, le lénacapavir », lance Nathalie Raulin à Constance Delaugerre.

    Faire de bons médicaments coûte cher

    « C'est un sujet complexe », lance Constance Delaugerre. « Faire de bons médicaments, cela coûte cher. Il faut quand même qu'on se rende tous compte que ça coûte cher. Ça coûte cher d'avoir de la très bonne science faite dans les règles de l’art ; ça demande des investissements. D'ailleurs, ça coûte tellement cher que la France investit quand même assez peu sur la fabrication de médicaments. L’innovation coûte cher. C'est un investissement à très long terme, dans lequel on peut se planter en plus. Il y a plein de molécules qui sont lancées par nos industriels pendant des années, qui suivent différentes phases d’essai : le labo, le modèle animal, l’homme. Et puis tout d'un coup, ça s’arrête parce qu'ils arrivent en phase III d'évaluation, et on découvre un effet indésirable très grave sur l’homme et se sont dix voire quinze ans d’investissements qui disparaissent. Dans le cas du VIH, je trouve que nous avons un modèle, grâce à nous tous, c'est-à-dire les associations, les chercheurs, les politiques, qui fait qu'on arrive quand même à travailler ensemble. On coopère. Moi, j'ai, à ma place, un sentiment de coopération réelle. Un essai thérapeutique ne peut pas se faire sans un industriel. Pour autant, il est vrai que dans ce processus, il y a une partie où l’industriel va s'en mettre plein les poches pour faire de la marge, provisionner de l’investissement pour de la recherche et de l'innovation. »

    Tout est une question d’équilibre et de soutenabilité pour les finances publiques. Et l’affaire du sofosbuvir (Sovaldi, Gilead) dans le traitement du VHC est restée dans les esprits. « Il y a eu de l'innovation, le traitement coûtait [à ses débuts, ndlr] 40 000, 50 000, 60 000 euros la cure, sauf qu'on savait qu'à la fabrication, c'était dans l'ordre de moins de 100 dollars », rappelle la Pre Delaugerre. « Donc, vous voyez la marge que le labo se faisait. Le combat était très dur sur l'hépatite C, vraiment. Il y a eu un combat européen, à l’OMS, etc. pour des négociations. Et là, on a vu en face de nous effectivement qu'on avait un industriel pour lequel le profit était intéressant, peut-être plus que la recherche ». À l’instar des autres secteurs commerciaux, la recherche pharmaceutique est là pour faire du profit, c’est d’ailleurs l’un des secteurs où les marges sont parmi les plus fortes.

    Médicaments : quel est le juste profit ?

    « Il est logique qu’une activité industrielle fasse des profits, d’ailleurs si ce n’était pas le cas l’activité cesserait. Mais quelle marge doit être faite ? Quel est le juste profit ? Et donc quel est le juste prix ? On peut se dire que le prix du médicament ne peut pas être résumé à son prix de fabrication ; parce que le prix de fabrication n'intègre pas le prix de la recherche, le prix d'innovation », explique Marisol Touraine. « Mais une fois qu'on a dit ça, cela ne veut pas dire qu’on peut accepter n'importe quel prix et effectivement sur l’hépatite C, c'était un peu n'importe quoi… » L’ancienne ministre de la Santé a un regret que la réponse face aux labos n’ait pas été européenne.

    « À l’époque, nous étions en 2012-2013, c'est donc bien avant la Covid-19 où on a vu une mobilisation pour l'achat des vaccins en commun. A cette époque, l’entente européenne n’a pas fonctionné. La santé n'est d’ailleurs pas une compétence européenne, mais une compétence nationale. Lorsqu'il y a eu le conseil européen de santé qui devait débattre de la question de l'hépatite C, je m’étais rapprochée de l’Italie dont je savais qu’elle avait de gros besoins de traitements anti-VHC. La France avait un intérêt très direct à faire baisser le prix parce qu'on était un des pays où il y avait le plus de malades à soigner. J'avais eu une discussion avec mon homologue italienne, qui était une femme formidable, très sympathique… avant le conseil. Elle m’avait dit : ʺOui, on va faire pression ensemble". J'arrive au conseil. Elle devient fuyante, impossible de la coincer dans un couloir pour discuter de la manière dont on allait poser le prix. Pourquoi ? Parce qu'elle avait obtenu un prix qu'elle pensait meilleur que le mien, en bilatéral, avec le labo concerné. Elle me dit : ʺÉcoute Marisol, c'est une compétence nationale, donc moi j'ai joué l'intérêt des finances publiques italiennes.ʺ Ce à quoi je réponds : ʺTu vas voir. Moi, je vais faire mieux. Et tu vas te dire au final, si j'avais été avec Marisol, j'aurais payé encore moins.ʺ Et banco, c'est ce que j'ai obtenu. Mais à ce moment, nous avions face à nous un labo, les génériqueurs travaillaient à une version générique, mais n’y étaient pas encore arrivés. Il n’y avait pas de concurrence. Le rapport de force est compliqué dans ces cas-là. Il l’était d’autant plus que la question alors ce n'était pas de savoir si vous alliez améliorer les conditions de vie des malades, mais en gros, c'était : ʺvous mourrez ou vous vivez ʺ. Donc là, quand même, si vous êtes normalement constitué, vous dites, je n'ai pas le choix. Et enfin, nous n’avions pas de moyen d'avoir une pression [sur le labo, ndlr]. L’OMS pouvait bien raconter ce qu’elle voulait, elle n’est pas en mesure de faire pression sur un laboratoire. »

    « C’est d’ailleurs pour cela qu'Unitaid, pour les pays du Sud exclusivement, a créé ce qui s'appelle le Medicine Patent Pool, qu'on appelle en français la communauté de brevets, pour négocier les prix et génériquer les médicaments, parce qu'il faut pouvoir avoir une structure de négociation avec les laboratoires. J'arrête là : une des pistes pour l'avenir, c'est de faire en sorte qu'au niveau européen, des négociations puissent se mener de manière commune pour faire baisser les prix. »

    « On voyait arriver le fait qu'on risquait de ne pas soigner tout le monde »

    « Effectivement, il n’y avait pas de concurrents… mais vous nous aviez quand même, nous, les représentants de malades », explique Fabrice Pilorgé, directeur du Plaidoyer de AIDES. « Pendant longtemps dans les pays du Nord, dont la France, on disait la Sécurité sociale paiera. La question du prix des médicaments, c'était une non-question. Cela a changé au moment de ces nouveaux traitements de l’hépatite C. On a commencé à comprendre quelles pourraient être les exigences de l'industriel [Gilead, ndlr] pour tout un tas de raisons. Le fait qu'il n'y ait pas de concurrence, le fait que c'était un traitement qui permettait de guérir relativement beaucoup de monde, dont des personnes qui étaient en échec de traitement. Il y avait aussi le fait que cela permettait de guérir des personnes vivant avec le VIH co-infectées à l'hépatite C, alors que c'était ultra compliqué à traiter. On voyait arriver le bug et le fait qu'on risquait de ne pas soigner tout le monde. C’est à partir de là que nous avons commencé à nous intéresser au prix. Avant, cette préoccupation du prix ne portait que sur son impact sur l'accès aux médicaments dans les pays du Sud. Pour notre plaidoyer à cette période, nous nous sommes appuyés sur le travail de nos collègues au Sud sur les enjeux de prix, la fabrication de génériques, la contestation de la propriété intellectuelle. Nous étions très exigeants avec l'industriel, très exigeants avec l'État. Nous n’étions pas satisfaits des recommandations de la Haute autorité de santé (HAS). Nous avons considéré que ces recommandations médicales introduisaient un biais économique en triant les malades. D’un certain point de vue, ce n’était pas totalement idiot de dire que les plus malades allaient passer en premier parce qu'il y avait beaucoup de monde à traiter. En termes d'organisation des soins, c'était peut-être compliqué. Mais ce qui est sûr, c’est que lorsqu’on instaure un classement entre les malades, cela produit des effets pervers. Par exemple que les personnes les plus éloignées du soin même si elles peuvent être dans la bonne case des recommandations de la HAS vont moins être traitées. C'était ça vraiment qui nous mettait terriblement en colère et on l'a dit, nous sommes rentrés de façon très frontale dans une conflictualité avec Gilead, à tel point que plus tard, après une nouvelle confrontation sur le prix de la Prep en comprimé, il a arrêté de financer certains programmes d’associations, dont AIDES. Tout d'un coup, un matin, c'est fini. »

    Et Fabrice Pilorgé de préciser « Je dois ajouter que le problème concerne tous les labos pharmaceutiques qui partagent les mêmes pratiques et qui contribuent à exacerber la financiarisation de ce secteur. Par ailleurs, si l’on parle beaucoup de Gilead lors de nos échanges, c’est du fait que les deux gros dossiers dont nous avons eu à nous saisir, notamment la ministre Touraine, concernent deux médicaments clefs de ce labo. »

    « Les rendements financiers de l'industrie pharmaceutique ne sont pas raisonnables »

    Lors de la table ronde, personne ne conteste la nécessité pour une entreprise commerciale, même dans le champ de la santé, de faire du bénéfice. « Nous sommes dans un monde capitaliste dans lequel les gens ne travaillent pas gratuitement », concède Fabrice Pilorgé. « Donc, il y a cet effet de rentabilité. Mais la question se pose du seuil de rentabilité : à quelle hauteur ? Pour nous, on est dans des rendements financiers de l'industrie pharmaceutique qui ne sont pas raisonnables. Les prix ne sont pas raisonnables pour notre système de santé. Du côté de l’industrie, on nous rétorque que ces tarifs sont le prix de l’innovation. Mais de quelle innovation parle-t-on? Est-ce la molécule qui est innovante ou la galénique? Combien paie-t-on la galénique en innovation et combien paie-t-on la molécule ? Qui a travaillé, qui a découvert au départ la molécule ? Est-ce l'industriel qui fabrique ou est-ce d’abord le fruit de la recherche publique ? Pour toutes ces questions, la transparence est terriblement importante. Or, ce n’est pas ce qui se passe. La question d'un prix soutenable pour le système de santé est déterminante et elle le sera encore plus dans les années à venir. Aujourd’hui, même si des outils de contrôle ont été renforcés, on fonce dans le mur. Est-ce que vous croyez qu’aujourd'hui l'État va pouvoir prendre en charge le lénacapavir en Prep si son prix n'est pas sensiblement le même que celui de la Prep orale ? Enfin, je veux bien qu'on dise qu'il faut gagner de l'argent, mais c'est quand même intéressant de savoir combien coûte un traitement à produire, d'un point de vue industriel (…) Bien sûr, il faut rembourser, il faut que l'industrie puisse réinvestir. Mais la question de qui a payé la recherche, le développement… se pose. »

    Sur l’estrade, chacun-e reconnaît que la recherche académique coûte très cher. À l’instar de la recherche industrielle, dans la recherche académique, il faut beaucoup de chercheurs-ses pour trouver finalement de temps en temps quelque chose. L’État paye donc une fois en finançant la recherche académique, que ce soit dans le cadre de sociétés savantes, d’instituts de recherches officiels. Il ne faut pas payer une deuxième fois, en acceptant des prix trop élevés et en tout cas pas soutenables pour les pouvoirs publics. Et Fabrice Pilorgé de rappeler que ce qui est « indispensable ». « C'est la transparence dans la négociation des prix, dans les investissements qui sont faits par l'industriel et ceux qui sont faits par les autres acteurs, et notamment le secteur public. Si vous n'avez pas ça, en fait, il faut les croire sur parole. Et on ne peut pas croire un industriel sur parole dont l'objectif est, c'est un marchand, de développer des médicaments, mais aussi de gagner de l'argent, et de gagner beaucoup d'argent en termes de rendement. ». « Oui, c’est comme ça le modèle aujourd'hui », admet Marisol Touraine. « Ça n'était pas comme ça 30 ans avant. »

    La licence d'office, c’est utiliser l'arme nucléaire

    Nathalie Raulin jette un œil sur l’horloge et propose que l’on passe aux questions dans la salle. « Bonjour, je voudrais poser une question à Marisol Touraine sur l'histoire du traitement anti-hépatite C. Pourquoi avez-vous été réticente à utiliser le dispositif de licence d'office qui est inscrit dans les textes et qui pouvait obliger la firme pharmaceutique à une commercialisation du traitement anti-VHC à un prix beaucoup plus bas ? »

    « C'était un moment très compliqué parce que Gilead maintenait une pression pour des prix excessivement élevés, comme je le disais », répond l’ancienne ministre de la Santé. « Si l'ensemble des pays européens s'étaient mis d'accord pour une licence d'office ou pour se réunir, décider d’une stratégie pour faire baisser les prix, ça aurait pu fonctionner. J'étais convaincue et je reste convaincue que la licence d'office, c'est la dissuasion nucléaire... D’ailleurs, ce n’est même pas la dissuasion, c’est utiliser l'arme nucléaire. Pour moi, cela peut marcher une fois, éventuellement, et après c'est fini. C'est-à-dire que rien n'oblige un laboratoire à venir vous proposer un médicament. » Autrement dit, utiliser la licence d’office « contre » une firme pharmaceutique pourrait dégrader durablement les relations avec cette même firme, l’écarter du marché français au profit d’autres pays et faire tache d’huile chez les autres labos pharmaceutiques.

    « Je peux donner un autre exemple », explique Marisol Touraine. « J'ai eu un problème avec un produit lorsque j’étais en fonction. J'ai pris la décision d'autoriser le cannabis thérapeutique. Cela a été une sacrée bataille… sauf que le labo qui fabriquait le traitement voulait un prix qui n’était pas possible pour nous. J’ai dit non à ce prix. Les agences officielles qui négociaient pour l’État, ont donc dit non. Quand je suis partie du ministère, ce traitement n’était pas sur le marché, car le labo avait dit : "Si ce n’est pas mon prix qui est retenu, je ne demanderai pas l’autorisation de mise sur le marché." C’est une forme de jeu d’influence, si vous voulez. Il y a un médicament qui est disponible, une exigence financière d’un labo et vous, comme ministre, qui devez prendre une décision sur un médicament, tout en tenant compte de l'ensemble du paysage. Parce que si vous prenez une décision sur l'hépatite C [favorable à des prix élevés, ndlr], les labos qui travaillent sur des molécules innovantes sur le cancer, les labos qui travaillent sur des molécules innovantes sur les antirétroviraux… peuvent agir de la même façon (…) C'est vrai que pour la Sécurité sociale les défis sont absolument gigantesques. Dans le champ du VIH, il y a le lénacapavir qui arrive, mais il n'y a pas que la recherche sur le sida… Il y a aussi les traitements innovants sur les cancers comme je le disais. J'ai vécu des cas où l’on me demandait, dans le cadre de procédures exceptionnelles et particulières, d'autoriser des traitements à 200, 300, 400 000 euros pour une personne. Et il ne s'agissait pas de la guérir, mais de prolonger sa vie. Vous voyez bien qu’à un certain niveau les choses ne sont plus possibles ; surtout si l’on n’arrive plus à négocier. »

    « C'est vrai que le modèle économique a changé, il y a probablement une quinzaine d'années, voire 20 ans, confirme Constance Delaugerre. L'industrie pharmaceutique s'est constituée comme un secteur de fonds d'investissement et de rentabilité financière. La recherche, elle se fait. L'innovation, elle se fait. Mais pas toujours dans l'entreprise. »

    « On l’a vu avec la Covid comme avec le VHC, de grandes entreprises rachètent pour pas si cher que ça, soit des brevets à des universités, soit des start-up qui ont des brevets. Évidemment, celui qui vend, il s'y retrouve parce qu'il vend 100 millions, un milliard, deux milliards. À son échelle, lui y trouve son compte. Les grandes firmes, elles, ont la capacité de production à grande échelle et une capacité de vente très forte et une capacité à faire des bénéfices énormes. C'est même très spectaculaire, mais ce n’est pas un modèle vertueux. Ce n'est pas un modèle de juste prix et il faut arriver à trouver des mécanismes qui, dès le départ, permettent aux pouvoirs publics, dès lors qu'ils investissent dans de la recherche, soit directement, soit indirectement à travers les labos de recherche, de mettre des contreparties pour les prix. Des contreparties dans les pays riches et, au minimum, une autorisation de génériquer rapidement dans les pays du Sud. Par exemple, avec le lénacapavir en Prep, Gilead a déjà accepté de génériquer dans 120 pays, mais il n'y a pas que six pays qui sont concernés, et en particulier les pays à revenus intermédiaires, du type Brésil, par exemple ; un pays qui sera très impacté mais qui ne pourra pas bénéficier des prix en vigueur pour les génériques, ce qui pose un gros problème. ».

    Prix des médicaments, modalités de prescription, adéquation des produits aux besoins de la population, soutenabilité des prix demandés par les firmes pour les finances publiques, accès universel pérenne aux traitements et aux innovations, transparence, etc. ont été au cœur des échanges lors de cette table ronde. Aujourd’hui encore, bien des questions restent avec des réponses partielles, voire sans solution précise. Par exemple, celle-ci : « Dans le traitement du VIH à l'avenir, sur quelles innovations thérapeutiques pourra-t-on compter ? » Autrement dit collectivement au Nord comme au Sud que pourra-t-on payer ? Et qui pourra en bénéficier ?

    ENCART N°1 : Qu’est-ce qu’Unitaid ?

    Unitaid est une organisation internationale d’achats de médicaments chargée de centraliser les achats de traitements médicamenteux afin d'obtenir les meilleurs prix possibles, en particulier à destination des pays à ressources limités. Unitaid est financé par une taxe de solidarité sur les billets d’avions, adoptée par certains pays. L’organisation a été créée en 2006. Depuis sa création, Unitaid a reçu environ 2,5 milliards d'euros de contributions de donateurs (pays, fondations privées, etc.).

    Quelle est la stratégie d’Unitaid ? « Nous améliorons l’accès aux meilleurs produits de santé pour les personnes qui en ont le plus besoin », lit-on sur le site officiel. « Nous investissons temps et argent dans le développement d’approches novatrices afin de mettre à la disposition des pays à revenu faible ou intermédiaire des produits de santé de qualité et abordables. Nous encourageons des efforts collectifs avec des partenaires, des pays et des communautés, dans le but d’ouvrir l’accès aux outils, aux services et aux soins qui donnent les meilleurs résultats, améliorent la santé et répondent aux priorités mondiales en matière de santé. »

    ➡️​ Pour plus d’infos sur la stratégie d’Unitaid

    ENCART N°2 : Sofosbuvir, le prix en question dès 2014

    En janvier 2014, le sofosbuvir (Sovaldi) est approuvé en Europe dans le traitement du VHC. « Le sofosbuvir est un agent anti-viral direct (AVD), c’est-à-dire qu’il agit directement sur le VHC, en bloquant une étape de son cycle de réplication. Plus précisément, il inhibe une enzyme, la polymérase (techniquement, c’est un inhibiteur nucléotidique de la polymérase du VHC). Il est commercialisé par la firme Gilead. L’efficacité du sofosbuvir a été établie pour les génotypes 1 (personnes naïves de traitement uniquement), 2, 3 et 4, y compris les personnes en attente d’une greffe de foie ainsi que celles co-infectées par le VIH. Génotypes qui concernent la majorité des personnes vivant avec le VHC. Un des points forts du sofosbuvir est qu’il comporte peu d’interactions avec les médicaments anti-VIH, ce qui facilite le traitement des personnes co-infectées. En 2014, le prix définitif n’est pas encore fixé. Au niveau mondial, le prix accordé aux États-Unis (84 000 dollars pour 12 semaines) fait beaucoup parler. D’autant plus que le coût de production est très bas (certains l’estiment entre 50 et 100 euros pour trois mois de traitement) », explique un article de Renaude Persiaux sur Seronet.

    Et Seronet de poursuivre : « En France, le coût qui prévaut actuellement est celui exigé par le laboratoire dans le cadre de l’ATU. Soit 56 000 euros pour 12 semaines de traitement (666 euros par comprimé). Sachant qu’il en faut 24 dans de fréquentes situations (112 000 euros) et jusqu’à 48 semaines en pré-transplantation (soit 224 000 euros). Des sommes considérables, que Gilead justifie notamment par de potentielles économies ultérieures en termes de suivi et de gestion des effets indésirables (diminution du nombre de consultations, moindre recours aux injections d’EPO et aux transfusions). C’est ce prix qui restera valable le temps que le prix de remboursement définitif soit négocié avec le CEPS, le comité économique des produits de santé - où les patients ne sont pas représentés, et n’ont pas aujourd’hui leur mot à dire ! Cela prend généralement un an. Le laboratoire devra reverser aux pouvoirs publics la différence entre le prix ATU et le prix de remboursement. Il faut espérer que Gilead sera plus raisonnable dans la négociation du prix final, faute de quoi la question de la soutenabilité du traitement des personnes vivant avec le VHC se posera avec une acuité particulière. Car rien qu’en France, 235 000 personnes vivent avec le VHC. Pour toutes les traiter, la dépense liée au seul sofosbuvir sur une durée de trois mois (dont on a dit qu’elle sera le plus souvent insuffisante) serait (au tarif actuel) de plus de… 13 milliards d’euros ! En Europe, ce sont neuf millions de personnes qui vivent avec le VHC. Et 150 millions à l’échelle mondiale. Qu’en est-il de l’accès dans les pays à ressources limitées ou pays à revenus intermédiaires (sans parler de pays européens confrontés aux effets de la crise comme l’Espagne, le Portugal ou la Grèce ? La question reste entière. »

    Par la suite les prix baisseront, mais malgré cela, on voit que le montant des dépenses reste très élevés pour ce traitement, tout particulièrement dans les premiers temps. C’est ce qu’explique un autre article de Seronet : « Les traitements de l'hépatite C ont finalement coûté 650 millions d'euros à la sécurité sociale en 2014 (le montant de 1,2 milliard d’euros avait été évoqué), grâce à deux choses : d’une part un accord, pourtant loin d’être idéal, sur le prix du Sovaldi (sofosbuvir) et d’autre part grâce à un mécanisme de régulation. C’est ce qu’a annoncé (24 mars 2015) Christian Eckert, secrétaire d'État au budget. En novembre 2014, le gouvernement avait trouvé un accord avec le laboratoire Gilead, qui fabrique le Sovaldi, sur un prix de 41 000 euros le traitement de trois mois — sachant que Sovaldi ne n’utilise pas seul et qu’il faut ajouter d’autres médicaments. Le prix lorsque le sofosbuvir était en ATU avait été fixé par le laboratoire à 56 000 euros. Le laboratoire a, c’est prévu par la loi, reversé rétroactivement la différence entre le prix en ATU et le prix fixé par le Comité économique des produits de santé (CEPS), fois le nombre de personnes ayant eu le traitement au prix fort. Le second mécanisme de régulation déjà existant, a été renforcé fin 2014 pour les traitements contre l'hépatite C dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale. Quand les dépenses de l'assurance maladie liées à un médicament dépassent une certaine somme fixée par l’Etat, le laboratoire doit payer une taxe sur son chiffre d’affaire s’il dépasse le montant retenu. "En 2014, le traitement de l'hépatite C aura coûté autour de 650 millions d'euros à l'assurance maladie. Il aurait coûté 900 millions sans cette disposition législative, et même 1,2 milliard s'il n'y avait pas eu des remises négociées", a expliqué Christian Eckert à l'AFP, après avoir été auditionné par la commission des Affaires sociales du Sénat. Le ministère de la Santé avait déjà prévenu fin janvier que la facture finale liée à l'hépatite C baisserait "significativement" pour l'assurance maladie. »

    Mais ce que dénonce AIDES, ce sont aussi les conséquences de la stratégie commerciale mise en place par la firme. Dans un communiqué publié en 2017, AIDES rappelle que « ces prix exorbitants ne s’expliquent que par la position de force de Gilead dans les négociations avec les autorités sanitaires des États ». En déposant une vingtaine de brevets (dont les deux principaux auprès de l’Office européen des brevets/OEB), couvrant chaque composant du Sovaldi et de sa molécule : le sofosbuvir, ainsi que les processus de fabrication et de commercialisation, l’industriel a « totalement verrouillé le marché » et s’est arrogé une « situation de monopole pour 20 ans ». « Une manne financière gigantesque pour Gilead, estimée au minimum à sept milliards d’euros rien que pour la France ! », explique alors l’association, dans un article de Seronet publié en septembre 2023. Cette date correspond à la décision définitive de l’Office européen des brevets (OEB) dans le cadre d’une procédure lancée en 2015 par AIDES et Médecins du Monde (MDM) associés à d’autres associations, pour l’annulation du brevet du sofosbuvir (Sovaldi). C’est Gilead qui a eu gain de cause.