L’Actu vue par Remaides : « Prisons : la réduction des risques à la peine ! »
- Actualité
- 26.10.2024
© Jean-Baptiste Lachenal
Par Jean-François Laforgerie
Prisons : la réduction des risques
à la peine, deuxième partie
En 2016, le Parlement inscrivait, dans la loi Santé, l’extension à la réduction des risques (RdR) du principe d’équivalence des soins entre le milieu ouvert et le milieu fermé. Huit ans plus tard, le décret d’application n’est toujours pas publié et la loi n’est toujours pas respectée. Deux sénatrices, Anne Souyris (Groupe Ecologiste du Sénat, Solidarité et Territoires) et Annick Jacquemet (Union centriste), se sont emparées du sujet et ont décidé de constater d’elles-mêmes la situation de la RdR en prison : l’une à Montpellier, l’autre à Besançon. La rédaction de Remaides les a rencontrées et accompagnées à l’occasion de ces visites. Deuxième partie.
À douze kilomètres de Montpellier ; maison d’arrêt de Villeneuve-Lès-Maguelone (Hérault).
Jeudi 2 mai, à 9 heures 30, Anne Souyris se présente devant la maison d’arrêt. Elle n’a pas informé l’établissement de sa visite. C’est son droit. Rendez-vous a été fixé avec un journaliste de France Bleu et un journaliste de Remaides sur le parking de la prison. La sénatrice écologiste de Paris est accompagnée de son assistant parlementaire. Elle se dirige vers la porte d’entrée, appuie sur l’interphone.
- Bonjour, je suis Anne Souyris, sénatrice de Paris. J’exerce mon droit de visite et je viens voir l’établissement.
Léger grésillement.
- Je ne suis pas au courant…
- Oui, je sais, c’est normal.
- Attendez un moment… s’il vous plait…
Léger grésillement.
La porte s’ouvre. La sénatrice entre, échange rapidement avec un fonctionnaire de la pénitentiaire, qui l’oriente vers une autre porte. Court escalier. À l’étage, un bureau, dont la porte est ouverte. Deux femmes y travaillent, en tenue civile.
Nouvelle présentation :
- Bonjour, je suis Anne Souyris, sénatrice de Paris…
Rappel du motif de la visite.
- D’accord… répond l’une d’elles. Vous me laissez cinq minutes.
Elle ferme la porte du bureau. Cinq minutes plus tard, elle réapparaît, cette fois dans son uniforme, qui comporte un gilet renforcé de protection. Nous sommes désormais attendus par la direction de l’établissement. Contrôle de sécurité, sacs à la consigne. Présentation de pièces officielles : carte du Sénat, carte d’identité, carte de presse. Quelques couloirs, des escaliers… nous arrivons dans le secteur administratif de la maison d’arrêt. Au mur, est affichée une note nationale relative à la déontologie, en dix points. On nous présente la directrice-adjointe, le chef de la détention, des membres du personnel. La directrice de l’établissement est en congé ce jour-là. Son adjointe est au téléphone pour lui demander de venir.
- Vous souhaitez prendre un café, propose la directrice-adjointe, s’adressant à la sénatrice et ses accompagnants.
Elle invite à s’installer dans le bureau de la directrice, le temps que cette dernière arrive. Comme cela, on aura droit à la présentation générale de l’établissement, ce qui fait passer le temps… mais risque de nous éloigner du thème de la visite parlementaire : l’accès à la RdR dans cette prison.
- Non merci, je préférerais commencer la visite de l’établissement, indique la sénatrice.
- Elle ne va pas tarder… je préfère qu’on l’attende, répond, légèrement tendue la directrice-adjointe.
- Je voudrais commencer la visite. J’imagine qu’elle pourra nous rejoindre en cours… insiste Anne Souyris. On y va ?
Effectivement, on y va.
Une suroccupation de plus de 150 %
La maison d’arrêt de Villeneuve-Lès-Maguelone est un établissement important, vaste, datant du début des années 90. L’établissement comporte différents quartiers de détention : la maison d’arrêt proprement dite dont la « capacité opérationnelle » est officiellement de 587 places. Elle accueillait 889 personnes au 1er janvier 2024 — soit une suroccupation de plus de 150 %. Le chiffre a encore monté cet été. Il était alors de 936. S’y ajoutent un quartier pour mineurs : 16 personnes pour vingt places (la suroccupation y est prohibée et l’encellulement individuel) ; un quartier de semi-liberté pour hommes de 24 places et une structure d’accompagnement vers la sortie de 150 places (142 occupées en janvier 2024). En mai, on dénombrait 1 094 personnes détenues dans l’établissement ; 51 d’entre elles dormaient sur un matelas au sol. Cet été, le chiffre était passé à 70.
« Nous n’avons pas de femmes ici, explique la fonctionnaire qui nous a accueillis en premier et qui fait fonction d’accompagnatrice de notre délégation. Les femmes sont moins violentes. Elles sont plus fourbes ; les hommes sont plus directs ».
La visite démarre. On commence par le PCI (poste central d’information), un lieu très sécurisé qui centralise le renvoi des alarmes, celui de la vidéo surveillance, les clefs, l’ouverture de toutes les portes et grilles. C’est le point transitoire et obligatoire entre la zone de « non-détention » et celle de « détention ». Puis, c’est le greffe avec le registre d’écrou. Ce service note l’identité de chaque personne détenue et vérifie le document qui explique pourquoi la personne est en détention : l’ordre d’écrou. Empreintes et photos sont prises. Ce service délivre un numéro d’écrou et une « carte d’identité intérieure à la prison ». Dans une autre pièce, c’est le dépôt de ses affaires personnelles (papiers d’identité, argent, bijoux, objets interdits…) puis c’est la fouille intégrale, et la remise du paquetage arrivant. Il comporte un matelas, des draps, des sous-vêtements propres, de la vaisselle et des couverts, des produits d’hygiène, un nécessaire de correspondance, une poubelle en plastique, etc.
Dans les premiers jours, la personne est placée dans le quartier arrivants, seule ou avec d’autres.
- Que se passe-t-il lorsqu’on a des traitements à prendre tous les jours, on les garde, on les remet ?
J’ai posé la question à l’un des gardiens qui nous explique le parcours pour les nouveaux-arrivants.
- Vous ne pouvez pas poser de questions, lance aussitôt la directrice-adjointe.
Dans le cadre des visites parlementaires, les journalistes peuvent, certes, être présents-es sur invitation des élus-es, mais comme observateurs-rices. Ils-elles ne doivent pas s’adresser directement aux personnes en détention comme au personnel. C’est donc à la sénatrice de poser la question ; ce qu’elle fait.
Les médicaments doivent être déposés avec les affaires personnelles. Pour la prise du traitement, il faudra voir avec le médecin.
Une consultation médicale dans les 48 heures
À l’arrivée en détention, un entretien et un examen médical doivent être réalisés dans les 48 heures qui suivent l’entrée en prison. La personne détenue rencontre alors un-e membre de l’unité sanitaire en milieu pénitentiaire (USMP, anciennement UCSA). C’est lors de ce rendez-vous qu’elle doit indiquer les soins et traitements que son état de santé nécessite. Lors de ce rendez-vous, le personnel soignant propose de faire un bilan sur les éventuelles consommations d’alcool, de tabac ou de drogues et de réaliser, sur la base du volontariat uniquement, des dépistages (tuberculose, hépatites virales, VIH et autres IST). En page 11 de la brochure Je suis en détention, guide du détenu arrivant, une publication du ministère de la Justice (juin 2024), il est rappelé que ces « résultats sont confidentiels ».
Chaque USMP travaille avec un hôpital public (centre hospitalier universitaire, centre hospitalier régional, etc.), dit de rattachement. Les soins y sont gratuits. Au sein de l’USMP, les médecins et autres professionnels-les de santé sont indépendants-es de l’administration pénitentiaire. D’ailleurs, ils et elles dépendent de l’hôpital public de rattachement et sont astreints au secret médical. Sur le papier, ces structures ont pour mission « d’assurer à la population incarcérée une qualité et une continuité des soins équivalentes à celles dont dispose l’ensemble de la population ». Ces unités assurent un grand nombre de missions avec des moyens contraints (comme à l’hôpital public). Cela va des consultations de médecine générale et spécialisées dont les consultations dentaires aux actes de soins infirmiers, des examens médico-techniques à la dispensation de médicaments et dispositifs médicaux, en passant par les repérages et dépistages, à leur arrivée, des personnes détenues. De plus, elles doivent assurer la coordination et la réalisation des actions d’éducation et de prévention pour la santé et la mise en place de la continuité des soins à la sortie ; un élément clef lorsqu’on a, par exemple, démarré un traitement contre le VHC en détention et que la fin de la prise en charge doit être assurée en milieu ouvert.
Outre l’USMP, la prise en charge des personnes détenues peut aussi se faire dans le cadre d’une unité hospitalière spécialement aménagée (dite UHSA). Ces unités de soins ont été créées par la loi d'orientation et de programmation pour la justice (LOPJ) du 9 septembre 2002. Elles accueillent des personnes détenues souffrant de troubles psychiatriques et nécessitant une hospitalisation. Elles sont implantées dans des établissements publics de santé mentale et « enserrées par une enceinte pénitentiaire » comme l’explique le ministère. Il n’en existe qu’une seule en Occitanie ; ce qui ne facilite pas la prise en charge, faute de places disponibles. Régulièrement les syndicats de surveillants-es se plaignent d’ailleurs de l’augmentation du nombre de personnes détenues souffrant de troubles mentaux et des effets de la « surpopulation carcérale ». Un constat également fait à la maison d’arrêt de Besançon, par un des psychiatres intervenant dans l’USMP locale.
En juillet dernier, les médias ont fait état de « trois agressions contre huit surveillants et surveillantes en un peu plus d'une semaine au centre pénitentiaire de Villeneuve-lès-Maguelone ». Les syndicats les imputent à des personnes détenues atteintes de troubles mentaux, dont ils estiment que leur place n’est pas en prison, mais dans des établissements spécialisés.
Une visite très guidée !
Proposition est faite de voir les ateliers où des personnes détenues travaillent ; généralement de 8h à 13h. Les places sont rares : entre 25 et 28 personnes peuvent travailler, dans un établissement qui compte plusieurs centaines de personnes, et dont la durée moyenne de séjour est d’environ huit mois. La rémunération est d’environ 5 euros de l’heure. C’est un prestataire extérieur, IDEX, qui organise le travail, gère les contrats avec les entreprises. Lors de la visite de la sénatrice, il s’agissait d’une entreprise d’emballages, d’une boîte qui fait des produits et accessoires pour les animaux domestiques (chiens et chats) et d’un des leaders du collant et de la lingerie pour dames. Le travail est répétitif. Il s’agit surtout de conditionner ou reconditionner des produits, mais les personnes qui travaillent ne sont plus payées à la pièce comme c’était le cas avant. La pratique est désormais interdite. IDEX est un important opérateur privé de l’Administration pénitentiaire. Il intervient dans vingt-et-un établissements en gestion déléguée. À la maison d’arrêt de Villeneuve-Lès-Maguelone, IDEX assure l’hôtellerie, la buanderie, le travail, la nourriture… « Mais rassurez-vous, nous ne sommes pas aux États-Unis, ils s’occupent de tout sauf de la sécurité », explique la directrice de la maison d’arrêt, qui vient de rejoindre la sénatrice. Ils ne s’occupent pas non plus de la santé, comme on a vu.
La prison propose aussi une formation qualifiante d’ouvrier paysagiste. Elle forme sur six mois (650 heures) à un vrai métier et délivre, sur examen, un titre professionnel dans un secteur qui embauche ; mais moins de douze personnes peuvent en bénéficier en même temps et le délai d’attente pour y participer est de deux mois. L’établissement propose aussi des formations (plaquiste, numérique ou comme agent Propreté et hygiène) ; là encore, en accès limité. Peu d’opportunités de travailler ou de se former, que reste-t-il ?
En route, pour le terrain de foot, la piste d’athlétisme, la salle de musculation et le gymnase. La maison d’arrêt, relativement moderne puisqu’elle date du début des années 90, est particulièrement bien dotée en équipements sportifs. Elle compte trois moniteurs de sport et elle a une convention avec la Fédération de basket. Ce n’est pas du luxe pour un établissement où la moyenne d’âge des personnes détenues est de 25 ans. Là aussi, c’est sur liste d’attente et chaque personne peut pratiquer deux fois deux heures de sport par semaine. En longeant le terrain de foot pour regagner les bâtiments, coup d’œil sur les abords des bâtiments qui comprennent les cellules. Ils sont sales, vétustes, jonchés de déchets (vieux vêtements, sacs plastique, etc.). « Ils sont nettoyés assez régulièrement, explique pourtant la directrice. Cela fait contraste avec l’intérieur des bâtiments qui sont bien entretenus. Autour de la maison d’arrêt, de grands filets, plusieurs mètres de haut, ont été disposés sur certaines portions de l’enceinte. Ici, il n’y a pas de filets qui couvrent le site comme cela peut être le cas ailleurs. Pas de brouillage des ondes non plus qui empêche le survol de l’établissement par des drones. De fait, des « choses » sont envoyées par-dessus les murs : des téléphones, de quoi cantiner, même de la viande…
- De la drogue aussi ? demande un journaliste.
- Oui, bien sûr, admet la directrice.
En dehors des cellules et du quartier disciplinaire, nous avons presque tout vu… l’heure avance…
- Vous voulez aller voir le service de santé ?, interroge finalement la directrice.
La sénatrice confirme.
Une approche optimale de la RdR
Depuis près de 28 ans, le Dr Fadi Meroueh dirige l’équipe médicale de l’Unité sanitaire de la maison d’arrêt de Villeneuve-Lès-Maguelone, après avoir exercé en libéral. Praticien hospitalier (CHRU de Montpellier), le médecin est aussi le président de HWB (Health Without Barriers) depuis 2018, soit la Fédération européenne de la santé en prison. Il compte parmi les médecins les plus engagés dans le champ de la RdR en prisons, et défend les programmes d’échanges de seringues en détention. Son action est reconnue au plan international (son travail a fait l’objet d’un reportage sur le site de l’Organisation mondiale de la Santé). Il est d’ailleurs, en 2023, le sixième lauréat du prix Johannes-Feest, qui récompense les personnes ayant contribué de manière significative à l’amélioration de la santé des personnes détenues. Régulièrement sollicité par les médias, le médecin explique souvent que « la prison a changé [sa] vision du monde ». Il y fait surtout valoir son approche des soins en détention, tout particulièrement la prise en charge du VHC. « Les outils de réduction des risques mis en place — dépistage, traitement et programme d’échange de seringues — ont permis une quasi-élimination de l’hépatite C au sein de l’établissement, alors que le virus est dix fois plus présent en milieu carcéral qu’à l’extérieur », rappelait ainsi le journal La Marseillaise (27 mai 2024), soulignant que le docteur Meroueh « met un point d’honneur à prodiguer aux détenus des soins équivalents à ceux proposés à la population générale ». Comment fait-il ?
La "méthode Meroueh"
C’est ce qu’a cherché à comprendre la sénatrice Anne Souyris, en visitant son service à la maison d’arrêt. À la porte d’entrée de l’USMP, la directrice, son adjointe, les surveillants-es ont laissé la sénatrice et sa petite délégation. Eux et elles sont restés-es à l’extérieur, le temps que l’échange avec le médecin se fasse. Façon aussi de symboliser qu’à l’USMP, on est d’abord à l’hôpital.
Le couloir ressemble bien à celui d’un hôpital, desservant salles de soins et d’examen. Ici, on peut faire une radio. Là, un prélèvement. Au bout du couloir, le secrétariat médical. Sur la droite, un bureau où se tient une réunion avec une médecin, un représentant du CHRU de Montpellier et le maitre des lieux. On sort le Fibroscan pour dégager de la place et ajouter des chaises pour la sénatrice et ses accompagnants. Face au médecin installé à son bureau, Anne Souyris se présente, explique le motif de sa visite et lance ses questions. La première porte sur la prévalence du VIH et du VHC en prisons.
- En France, la prévalence du VIH et du VHC est dix fois plus élevée dans les prisons que dans la population générale, attaque d’entrée le Dr Meroueh. Après, si on prend sur le plan européen, les taux peuvent aller jusqu'à 20, 30, 40 %. Je fais partie de l’association européenne sur les soins en prison [Health Without Barriers] ; quand on travaille sur le VHC dans les prisons européennes, les chiffres sont bien plus élevés ailleurs qu'ici. Pourquoi ? Parce qu'en France, je pense qu'on ne dépiste pas assez. De ce fait, les chiffres que l'on a ne sont pas vraiment représentatifs de la vraie prévalence en prison, chez nous…
- Vous pensez donc que cette prévalence est sous-estimée ? interroge la sénatrice.
- Oui. Elle est sous-estimée parce que pour être efficace, pour être efficient sur la prise en charge du VHC, il faudrait qu'on puisse dépister au moins 80 à 90 % de la population pénale.
- Ce n’est pas le cas ici ? demande Anne Souyris.
- Ici, nous sommes entre 80 et 90 %. Disons 80 %, quand on prend toute la population pénale dans sa globalité. Nous sommes à plus de 90 % si on prend la population cible. C'est-à-dire la population qui présente des addictions ou qui présente des risques d’exposition à une infection. On peut monter jusqu'à 90 % de la population des personnes connaissant leur sérologie. Ce résultat, nous l’avons obtenu grâce à une politique d'approche spécifique et de mise en confiance. Depuis 2017, nous sommes une prison sans hépatite. Je parle de « micro élimination » car cela concerne une zone géographique limitée, l’établissement, mais si on veut éliminer l’hépatite C dans toute la France, il faut dépister et traiter partout… chez les migrants, chez les squatteurs et dans toutes les prisons.
- Il n'y a plus d'hépatites C dans la prison où vous travaillez ?
- Toutes les hépatites sont dépistées et traitées au fil de l'eau. Chaque semaine, dès qu'il y a un nouvel entrant, nous lui proposons un dépistage et si la sérologie est positive, il commence un traitement dans la foulée. Donc, il n'y a pas de délai entre le dépistage et le traitement. Et ça, quelle que soit la peine de la personne. Même si elle est là pour un mois ou deux, elle peut commencer un traitement. Et quand elle sort, elle part avec le traitement. C'est-à-dire qu'il n'y a pas d'interruption de soins à la sortie. Le traitement est de huit semaines pour l'hépatite C. Si on débute un traitement ici en prison, et que la personne sort au bout de quatre semaines, pour les quatre semaines restantes, on leur donne le traitement en main propre. Les personnes n'ont pas à trouver un médecin et une pharmacie pour terminer leur traitement. Si on veut en finir avec l’épidémie d’hépatite C, il faut dépister, traiter et pratiquer la réduction des risques. L'hépatite C, on peut en guérir. C'est une chance qu'on a aujourd'hui de pouvoir dire à une personne atteinte d’une maladie chronique qui peut donner un cancer du foie : on peut vous traiter et vous guérir. Bien sûr, le traitement n’empêche pas la réinfection. Nous avons d’ailleurs des personnes qui sont traitées, guéries et qui, malheureusement, se réinfectent. L'idée est donc de coupler le traitement de l'hépatite C avec une politique de réduction des risques, pour éviter les infections.
La réduction des risques fait partie du soin
« Pour nous dans le service, la réduction des risques fait partie du soin », explique Fadi Meroueh. « On peut donner des pipes à crack, échanger des seringues. On a un nouveau dispositif de pulvérisation nasale qui s’appelle MAD Nasal. C'est une alternative à l'injection. Quand on fait un échange de seringue avec la personne, on propose ce dispositif de réduction des risques. Il y a un embout nasal qui se met au bout de la seringue et qui va pulvériser le produit dans le nez. Cela évite de pratiquer l'injection, c’est moins dangereux que le snif et ça produit le même effet désiré. On est face à des personnes qui vont s’injecter, que cela nous plaise ou pas ; alors autant les accompagner dans la réduction des risques et leur proposer une alternative à l’injection. Cela évite des risques d'abcès ou de complications pour la personne et cela réduit les risques de contamination pour les personnes codétenues. Il y un enjeu de la réduction du risque pour la personne elle-même et pour son entourage direct ».
- Combien de personnes s’injectent dans cette prison ? demande la sénatrice.
- Parmi les personnes qui rentrent en prison, qui se disent injectrices aujourd'hui, nous sommes environ à 5 %. Beaucoup n'oseront pas le faire en prison parce qu'ils ont peur du regard des autres et de ce qui peut se dire sur eux. Certains peuvent mettre cette pratique entre parenthèses et attendre la sortie pour le faire. Pour d’autres, c'est une vraie addiction parce que l'injection elle-même est une addiction. Le geste lui-même s’inscrit dans une addiction comportementale. Il y a des personnes qui sont prêtes à s'injecter de l'eau juste pour ressentir le plaisir de l'injection elle-même, explique le médecin.
- Comment est quantifié l’usage de drogue en prison ?
- Je travaille beaucoup avec l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (EMCDDA). Tous les ans, nous faisons un criblage des drogues utilisées dans toutes les grandes prisons européennes. Ce screening nous permet de savoir suivant les pays, ce qui est consommé. Dans quelles prisons, on consommera plus d'amphétamines, plus de cocaïne, plus d'héroïne ou plus de méthamphétamines. L’évolution des drogues consommées en prisons suit l’évolution de la société. En France, il y a quatre ou cinq ans, l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) avait mené une enquête qui avait analysé les eaux usées sur trois prisons dans le sud de France. Elle avait démontré qu’il y avait des consommations de tous types de drogue en prison. Aujourd'hui, sur les cinq dernières années par exemple, nous observons qu’il y a dix fois plus de consommateurs de crack que d'injecteurs en prison.
"Tous les soignants peuvent faire de la réduction des risques partout en France aujourd'hui, en toute légalité"
C’est en 2016 que le Parlement inscrit dans la loi l’extension à la réduction des risques (RdR) du principe d’équivalence des soins entre le milieu ouvert et le milieu fermé. Huit ans plus tard, toujours pas de décret d’application. La question se pose alors de savoir si cette absence de décret empêche les différentes USMP un peu partout en France de faire de la RdR en matière d’usage de drogues, comme certaines équipes médicales l’expliquent. Cette question, la sénatrice l’a posée.
- Non, pas du tout, tranche le Dr Meroueh. La loi de 2016 n'est pas assujettie à un décret d'application. D'après ce que j'ai compris, sur certaines lois qui sont votées, il peut être demandé d'attendre le décret d'application pour la mise en œuvre, mais pas dans ce cas. C'est la même loi de 2016 qui a instauré la création des salles de consommation à moindres risques. C’est l'article 41 de cette loi qui instaure le principe d’équivalence de l’offre de réduction des risques dans le milieu carcéral comme en extérieur. Si on parle décrets, je note qu’on oublie souvent celui sur la réduction des risques de 2005. C’est le seul décret d'application en France sur la réduction des risques. Il dit bien qu'il faut aller partout où l'usager se trouve. C'est écrit comme cela. Aller partout où l'usager se trouve… pourquoi pas inclure le milieu carcéral ? C’est un décret qu'il faut vraiment remettre à l'ordre du jour.
Et le médecin de poursuivre : « Je pense que tous les soignants peuvent faire de la réduction des risques partout en France aujourd'hui, en toute légalité. La réduction des risques est un dispositif de soins. Malheureusement, je constate que c’est parfois compliqué dans les faits. Je fais des formations un peu partout en France et certains médecins ont eu des problèmes avec l'administration pénitentiaire. Dans certaines prisons, les syndicats de surveillants sont montés au créneau et les soignants n’ont pas osé continuer. Parfois même, les procureurs ont écrit aux médecins en leur demandant d'arrêter les initiatives de RdR. Pourtant, nous sommes en droit de faire la réduction des risques, c'est un droit à la santé, et on ne peut pas nous empêcher de le faire. C'est toute l'indépendance du médecin et des services médicaux qui est remise en cause ».
Inévitablement se pose alors cette question : « Comment expliquez-vous que vous ayez réussi à faire ça ici ? Est-ce lié à la direction de l'établissement pénitentiaire ou au dialogue que vous avez eu avec le personnel ? »
- La direction est forcément informée parce que j'en parle dans les congrès et il y a eu des publications, dont une de l'Organisation mondiale de la Santé (voir encart ci-dessous) qui ont été faites là-dessus. Nous sommes en train de préparer un colloque national sur la réduction des risques en prison, prévu fin novembre. Il faut avoir un débat national sur ce sujet-là. Il y a douze ans, j'ai eu un entretien avec le directeur de la prison de l'époque. Je lui ai expliqué la démarche sanitaire que j’entendais mettre en place. Suite à cette discussion, qui a duré plus d'une heure, il avait l'air de comprendre, parce que j'ai expliqué le bienfait pour la personne, et l'avantage aussi pour le personnel pénitentiaire. Quand vous faites une fouille dans une cellule, et que vous risquez de vous piquer avec une aiguille qui traîne là, et qui a servi 15 fois avec 15 usagers différents, il y a plus de risques qu'avec une seringue qui est souvent changée. Le matériel est plus propre et moins dangereux si c'est contrôlé. Concrètement, ici, on ne distribue pas de seringues. Un détenu qui me dit : « Docteur, je veux m'injecter, j'ai besoin d'une seringue » ; je lui réponds : « Non, je ne peux pas ». Par contre, s'il a une seringue qu'il a trouvée quelque part ou qu'il a achetée quelque part, à ce moment-là, je l'échange contre une seringue propre. J'essaie de l'aider à ne pas s'injecter, de l'accompagner mais je ne donnerai jamais la première seringue, explique le médecin.
On touche-là aux limites du cadre légal et réglementaire existant puisque la délivrance de seringues en détention n’est pas autorisée.
Méthadone, Subutex et naloxone
Un des outils de la RdR est l’accès aux traitements de substitution.
- Disposez-vous de méthadone ou de Subutex ? interroge Anne Souyris.
- Oui bien sûr. La méthadone, les détenus la prennent ici à l'unité sanitaire. Pour ce qui est du Subutex, ils peuvent le prendre en cellule. Depuis trois ans maintenant, on dispose de buprénorphine [générique du Subutex, ndlr] en traitement injectable à longue durée d’action. C’est une petite révolution dans le système. Et là aussi, nous avons été la première prison à utiliser ce dispositif-là. C'est-à-dire, au lieu de prendre tous les jours du Subutex sous la langue, vous faites une injection sous la peau, et pendant un mois, les personnes ont leur traitement. Le produit reste toujours stable pendant un mois et il n'y a pas de risque de trafic ou de revente. Surtout, il n’y a de racket, parce que certains détenus donnent leur traitement sous l’effet de la menace. Certains vont donner leur Subutex en échange d’une cigarette. Grâce à ce traitement injectable tous les mois, les détenus n’ont pas besoin de venir prendre leur cachet tous les jours à l’USMP. Il n'y a pas besoin de se cacher pour le prendre. Il n'y a plus le poids et la stigmatisation de la prise quotidienne.
- Et qu’en est-il de la naloxone [spray nasal qui permet de sauver des vies en cas de surdose d’opioïdes, ndlr] ?
- Nous laissons la naloxone à disposition des personnes qui sont sous méthadone. Parce que lorsqu’on est sous méthadone et qu'on prend des opioïdes, on risque de faire une surdose. Mais pour que cela soit efficace, lorsqu’on donne la naloxone à une personne, il faut que l'entourage le sache ; parce que la personne qui fait une overdose ne pourra pas l'utiliser seule.
- Avez-vous eu des cas de surdoses ici récemment ? demande la sénatrice.
- Non. La dernière surdose liée à l’usage d’héroïne remonte à 15 ans ; celle liée à l’usage de cocaïne, il y a une dizaine d'années.
"Il faut faire comprendre à l'administration pénitentiaire que la réduction des risques va avec le soin"
« Qu'est-ce qui vous manque ici aujourd’hui ? Y-a-t-il des choses qui restent encore en suspens et qui vous permettraient de pouvoir faire mieux votre métier ? », demande Anne Souyris. Face à elle, le Dr Meroueh prend quelques secondes de réflexion. « Nous avons tous les dispositifs qu'on veut ici. Maintenant, il faudrait généraliser ces dispositifs à l’échelle nationale dans toutes les prisons. Je pense qu’il faut faire comprendre à l’administration pénitentiaire que la réduction des risques va avec le soin. On donne des médicaments, on accompagne, on fait la consultation psychiatrique, etc. Il faut savoir que pour beaucoup, la détention est une parenthèse dans leur vie. C'est-à-dire qu'ils rentrent en prison et continuent de faire ce qu’ils faisaient dehors parce que nous n’avons pas le temps ou les moyens de nous en occuper. Il y a 20 ans, nous avons décidé de les prendre en charge ici. Nous ne tenons pas un discours moralisateur du genre : « Ce n’est pas bien, il faut arrêter ! ». On essaie de comprendre pourquoi la personne ne peut pas arrêter et on met en place une stratégie efficace de réduction des risques. Pour l’instant, nous n’avons pas d’obstacles à notre approche et j’espère que nous n’en aurons pas. La chance que nous avons ici, c’est d’être soutenus par le CHU et que nos médecins défendent et mettent en œuvre la réduction des risques. Ainsi quelle que soit l'heure où un détenu arrive, du lundi au vendredi, il peut échanger sa seringue ». Questionné sur la formation des équipes soignantes sur la RdR, le Dr Meroueh rappelle que nous avons aujourd’hui encore « des soignants qui sont contre ces dispositifs. Certains vont nous dire : « Oui, mais la drogue, c'est interdit ! ». Nous avons encore ce discours chez certains soignants qui pensent que donner une seringue propre revient à encourager la consommation. C’est une méconnaissance des stratégies de réduction des risques. Quand on leur parle et qu'on leur explique que la réduction des risques est de la santé publique, certains finissent par changer d'opinion. L’échange entre pairs est important ». A suivre.
Remerciements à Zoé Boyer, chargée de mission à la direction Plaidoyer de AIDES
Des salles de consommation à moindre risque en prisons ?
Dans son parcours politique (elle a été adjointe à la santé à la mairie de Paris) et militant, la sénatrice de Paris, Anne Souyris, a toujours défendu la création de salles de consommation à moindre risque. Elle a logiquement posé la question de la pertinence de proposer « des espaces réservés pour la consommation en prison », comme offre complémentaire de RdR en détention. « Non. Je pense que les détenus n'en voudront pas. Un injecteur aime bien ses rituels. Il aime bien faire ça tranquillement dans son coin, quand il veut, quand il peut. Si on installe une salle de consommation à moindre risques en prison, cela veut dire que l’injecteur sera exposé à la vue de tout le monde et beaucoup encore ont honte de cette pratique et craignent d’être stigmatisés. Beaucoup n'en parlent pas ouvertement. Par ailleurs, pour avoir un tel dispositif en prison il faudrait une salle dédiée et du personnel formé ce qui est loin d’être évident », explique Fadi Meroueh. La sénatrice demande alors si la consommation de drogues dans les cellules n'est pas un peu problématique en termes de santé physique et mentale dans un contexte où l’établissement connait un taux de suroccupation supérieur à 150 %, où des personnes détenues dorment sur des matelas au sol. « Le problème est que les injecteurs ont leurs rituels. Parfois, ils consomment la nuit pendant que les autres détenus dorment. Je ne suis pas certain que beaucoup viennent nous voir si on leur dit : « Vous pouvez le faire entre 8h30 et 11h30 et entre 13h30 et 16h30 ». Cette pratique est très ritualisée. C'est tellement personnel qu’on ne peut pas imposer des horaires à tout le monde. Peut-être que sur dix injecteurs que je vais suivre dans l'année, un seul serait intéressé par une salle de consommation ».
"L'indépendance des médecins est essentielle : les efforts déployés par une prison de Montpellier pour éliminer l'héptaite C"
Le 18 juillet 2023, le site de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) consacre un article au travail du Dr Fadi Meroueh. Il rappelle que la « santé peut être améliorée de manière significative en milieu carcéral si les professionnels de santé ont la liberté de prendre des décisions indépendantes ». Symbole d’importance. L’article paraît à l’occasion de la Journée internationale Nelson Mandela, un événement mondial qui « exalte l’idée selon laquelle tout individu, quelles que soient les circonstances et les situations les plus invraisemblables, a le pouvoir d’apporter des changements positifs et de faire régner la justice sociale. C’est l’OMS/Europe qui a choisi de parler de l’action du médecin français en cette occasion. Il faut dire que son message est fort : « Vaincre la peur, c’est vaincre l’infection ». Et Fadi Meroueh d’expliquer : « Je pense que le principal problème auquel sont confrontées les prisons en matière de santé, c’est la peur (…) Dans de nombreux établissements, les professionnels de santé sont très réticents à prendre des décisions indépendantes sans consulter les autorités pénitentiaires. Je suis convaincu que l’avis des médecins doit être respecté quoi qu’il arrive. Cela permet d’améliorer la santé des détenus et profite également aux autorités de l’établissement. »
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier. Selon les dernières estimations, environ 14 millions d’habitants-es de la région européenne de l’OMS (soit cinquante-trois pays d’Europe et d’Asie centrale) sont infectés-es par l’hépatite C. Le risque de contracter une hépatite en milieu carcéral est plus élevé que la moyenne. Les personnes qui s’injectent des drogues sont particulièrement vulnérables à l’hépatite C et, dans ce contexte, la maladie peut souvent être suivie d’une co-infection par le VIH. À la maison d’arrêt de Villeneuve-Lès-Maguelone, le système de soins (dont la RdR fait partie) mis en place par Fadi Meroueh et son équipe a permis de « rompre ce cercle vicieux de propagation de l’infection et d’éradiquer l’hépatite C dans l’établissement ».
Dans l’article de l’OMS, le Dr Meroueh se dit convaincu que les « centres de santé des établissements pénitentiaires peuvent désormais s’atteler à résoudre les problèmes auxquels sont réellement confrontés les détenus, et s’adapter aux défis les plus urgents avec le soutien total des autorités pénitentiaires. « Je crois vraiment que l’incarcération devrait être considérée comme une occasion de protéger la santé de nombreuses personnes vulnérables, ce qui permettra d’améliorer le bien-être de la société dans son ensemble. » Ce « dévouement à la protection de la santé des détenus » a valu au docteur Meroueh de recevoir, en juin 2023, le prix Johannes-Feest, du nom du célèbre professeur allemand de droit pénal et de criminologie qui a longtemps défendu les droits des personnes incarcérées, y compris leur droit à la santé.