L'Actu vue par Remaides : « AIDES : 40 ans de luttes au prisme des sciences sociales »
- Actualité
- 28.10.2024
Gabriel Girard, sociologue (© Fred Lebreton)
Par Fred Lebreton
AIDES : 40 ans de luttes au prisme des sciences sociales
À l’occasion des 40 ans de AIDES, en 2024, l’association organisait, le 16 octobre dernier, un colloque au PariSanté Campus pour revenir sur des travaux de recherches en sciences sociales sur et au sein de AIDES. La rédaction de Remaides était sur place et revient sur les moments forts de cette journée.
"Il s'agit de se réapproprier nos histoires et nos mémoires"
Dès le début des années 1990, de nombreux travaux de sciences sociales ont été effectués sur et au sein de AIDES, portant sur son histoire, ses modalités d’actions, ses militants-es ou ses positionnements dans le champ de la lutte contre le sida. Le programme de ce colloque était très riche, avec cinq tables rondes et pas moins de dix-huit intervenants-es qui ont mis en valeur ces travaux. Un programme qui a rendu compte de leur diversité mais qui a aussi fait apparaître, en creux, certains angles morts.
La journée s’est ouverte par les traditionnels mots de bienvenue et propos introductifs de Camille Spire, présidente de AIDES, et Yazdan Yazdanpanah, le directeur de l’Agence nationale de recherches sur le sida, les hépatites virales et les maladies infectieuses émergentes (ANRS | MIE). « Pour moi, vieillir c’est un privilège, c’est un enseignement que je tire de la lutte contre le VIH, avoir la possibilité de vieillir. Et vieillir, c’est aussi avoir la capacité de se remettre en question, mais aussi de savoir accepter le regard des autres », a rappelé Camille Spire. Pour la militante, les travaux en sciences sociales ayant AIDES pour objet participent du travail d’histoire et de mémoire. Un travail entrepris en parallèle par les militants-es de l’association dans le cadre de ses 40 ans. « Il s’agit de se réapproprier nos histoires et nos mémoires », a souligné la présidente de AIDES. Et Camille Spire d’ajouter : « Nous sommes fiers-ères d’ouvrir nos archives aux chercheurs et chercheuses qui le souhaitent. Cela permet de produire une réflexion générale sur la lutte contre le VIH et cela nous oblige à nous poser des questions aussi en interne à AIDES et c’est une très bonne chose. »
De son côté, le Pr Yazdan Yazdanpanah a rappelé les liens historiques entre AIDES et l’ANRS avant qu’elle ne devienne l’ANRS | MIE. Il a évoqué des projets conduits en commun, en citant plusieurs études qui ont marqué la lutte contre le VIH en France comme Vespa (VIH-enquête sur les personnes atteintes), Ipergay (l’étude qui a fortement contribué à l’autorisation de la Prep en France en 2016) ou encore ANRS-COM’TEST (l’étude qui a permis, avec le Trod, de mettre en place en 2010 le dépistage communautaire fait par les associations). Aujourd’hui, une vingtaine de projets de recherche en science sociales sont menés en France et à l’international, souligne le Pr Yazdanpanah. Pour le directeur de l’ANRS | MIE, le prochain grand défi des acteurs-rices de la lutte contre le VIH est l’arrivée prochaine de la Prep injectable qu’il qualifie d’une révolution aussi marquante que l’arrivée des ARV en 1996. Le Pr Yazdanpanah souhaite une « task force » entre associations, médecins et chercheurs-ses pour faire levier auprès des laboratoires sur le prix de la Prep injectable ; et cela afin de réussir l’implémentation de cet outil. « Il faudrait qu’on se déplace tous ensemble pour essayer de porter le message. Nous avons une responsabilité commune à faire cela. Il faut en faire une recherche prioritaire et mettre des financements dessus ». Et le Pr Yazdan Yazdanpanah de conclure : « Aucune recherche ne peut se faire sans vous. »
"AIDES comme laboratoire de sociologie populaire"
Premier intervenant de ce colloque, Philippe Artières a un CV impressionnant : historien, actuellement directeur de recherche au CNRS au sein de l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS) à l'EHESS (Paris). Il a été pensionnaire de la Villa Médicis, Académie de France à Rome (2011-2012). L’intellectuel a été, par ailleurs, président du centre Michel Foucault de 1995 à 2014, responsabilité qui l'a amené à éditer un volume d'archives sur le Groupe information prisons (GIP). Philippe Artières est considéré comme l'inventeur de l'expression « archives mineures », faisant référence aux archives qui seraient plutôt de l'ordre de l'ordinaire (récits autobiographiques, rapports médicaux, graffitis, etc.), mais pouvant toutefois être considérées comme des matériaux de l'histoire.
Philippe Artières, historien (© Fred Lebreton)
L’historien explique, non sans une pointe d’ironie, que les travaux en sciences sociales sur le VIH/sida ont commencé au moment où il y a eu des financements. Michael Pollak, chargé de recherche au CNRS, avait utilisé le terme de « sida business » dans sa thèse Histoire d’une cause : une identité blessée en parlant de la recherche en sciences sociales sur le VIH/sida. Philippe Artières revient sur ce qu’il appelle la « préhistoire de AIDES » et le rapport de Daniel Defert à l’anthropologie et à la sociologie. Un rapport « complexe, distant et ambivalent », selon l’historien, qui raconte les coups de colère du fondateur de AIDES pendant les réunions à l’ANRS. Philippe Artières nuance toutefois en expliquant que Daniel Defert a été très marqué par les travaux de Robert Castel, un sociologue et philosophe français, spécialiste de sociologie du travail et des questions relatives à l'exclusion sociale.
L’historien voit AIDES comme un « laboratoire de sociologie populaire » ou une « sociologie qui s’invente ». L’origine de cette sociologie vient des débuts de l’activisme politique de Daniel Defert. Le fondateur de AIDES a milité avec son compagnon Michel Foucault dans le mouvement maoïste de la Gauche prolétarienne. Il est, avec lui, à l'initiative de la création en février 1971 du Groupe information prisons (GIP) où sera recueillie la parole des personnes détenues. Des questionnaires qui ont produit un savoir. « Ce savoir des détenus a été pris au sérieux ». Cette méfiance initiale entre les militants-es de AIDES et les sociologues vient de cette volonté de ne pas être passifs-ves face à la recherche : « Nous ne sommes pas une matière. Nous sommes des sujets sachants », pointe Philippe Artières.
"C'était un vrai apprentissage d'écouter les vécus des gens"
Chercheur en santé publique, directeur de recherche à l’Inserm, ancien président de AIDES, Bruno Spire a eu de nombreuses casquettes tout au long de son parcours dans la lutte contre le VIH. C’est à l’intersection de ces différentes expériences que le militant prend la parole à ce colloque pour raconter son parcours. De formation médicale, Bruno Spire raconte qu’il s’est rapidement « embarqué » dans la recherche sur les virus avec un premier stage au laboratoire de Pasteur en 1981 avec une certaine Françoise Barré-Sinoussi (co-découvreuse du VIH en 1983 et Prix Nobel de Médecine en 2008). « J’ai été baigné dans cette ambiance multi disciplinaire avec un groupe de réflexion qui comprenait des médecins, des virologues, des immunologues, des chercheurs en sciences sociales et même des représentants d’associations. » Dès 1984, Bruno Spire est en contact avec Didier Seux, médecin et militant qui avait mis en place l’aide aux malades à AIDES Paris. « Ce mélange m’a façonné et intéressé », explique le militant.
La véritable rencontre entre AIDES et Bruno Spire se fait en 1987 lorsque Françoise Barré-Sinoussi, indisponible, demande à Bruno Spire de la remplacer pour faire un compte rendu de la conférence internationale à Washington lors d’une réunion de AIDES à Paris. « Ce soir-là, j’ai rencontré Daniel Defert et surtout j’ai rencontré une famille. Je me suis tout de suite senti chez moi avec des militants et des personnes concernées par le VIH. Je me suis dit : ʺ Je veux y aller. Je veux adhérer tout de suite ! ʺ ». En 1988, Bruno Spire s’engage à AIDES Marseille : « Cela m’a sorti de ma virologie, de mes pipettes et de mon laboratoire où je me sentais parfois un peu enfermé ». Le militant explique comment il a alors participé aux écoutes téléphoniques avec des volontaires de AIDES avant la création de Sida Info Service : « C’était un vrai apprentissage d’écouter les vécus très diversifiés des gens. »
En 1997, un évènement personnel va modifier la trajectoire de Bruno Spire : « Suite à ma séroconversion par le VIH, je me suis dit : "Je ne sais pas combien d’années il me reste à vivre alors autant que je fasse des choses qui me font plaisir" ». Le militant arrête la virologie fondamentale et consacre plus de temps à AIDES où il monte les premières UPS (Universités des personnes séropositives, appelées à cette époque Universités des personnes en traitement) : « Un lieu où on s’est approprié collectivement l’observance thérapeutique », se souvient-il.
Plus tard, Bruno Spire rejoint l’équipe de Jean-Paul Moatti, professeur d’économie =, spécialiste en économie de la santé, où il devient chercheur en sciences sociales. Le militant se souvient d’un accueil peu enthousiaste du monde de la recherche en sciences sociales sur le VIH : « On me regardait un peu avec méfiance : "Mais qu’est-ce qu’il fout là, lui ! C’est un médecin ! C’est un ennemi". On me reprochait de ne pas avoir d’expérience académique et de ne pas être objectif car je travaillais sur l’observance au traitement alors que je vivais avec le VIH. J’ai vite compris que je représentais une certaine menace pour certains chercheurs qui se sentaient un peu dépossédés car on me reconnaissait une forme de légitimité de par mon travail sur le terrain associatif et non par une formation académique. »
"On s'est sentis isolés pendant plusieurs années, mais on a tenu bon"
Bruno Spire revient sur la période dite du « bareback » au début des années 2000 lorsqu’il a été constaté qu’une partie des gays utilisaient moins le préservatif. Il a alors entrepris un travail sur la prévention et notamment la réduction des risques sexuels.« On s’est dit à AIDES qu’il fallait qu’on travaille sur d’autres solutions que le préservatif pour ceux qui n’arrivent pas à l’utiliser. Tout le monde s’en est pris à AIDES à commencer par Act Up qui m’avait traité « d’assassin » dans son journal parce qu’on avait sorti des brochures qui informaient sur la réduction des risques sexuels. Les chercheurs en sciences sociales étaient du côté d’Act Up. On s’est sentis isolés pendant plusieurs années, mais on a tenu bon jusqu’à l’avis suisse [sur le Tasp, ndlr] en 2008 où les choses ont commencé à évoluer. »
Bruno Spire devient président de AIDES en 2007 et sous sa mandature, l’association s’engage alors dans la recherche communautaire afin de répondre aux questions que les militants-es se posaient. C’est ainsi que AIDES va s’engager dans la recherche autour du dépistage communautaire (le Trod) en 2010, puis la Prep (essai IPERGAY) en 2012 et ce malgré les reproches faits par certains-es chercheurs-ses en sciences sociales. Bruno Spire se souvient de fortes résistances de la recherche en sciences sociales sur la « bio-médicalisation » de la prévention (la Prep) : « Quelle horreur ! On va prendre des médicaments pour la prévention ? », entendait-il alors. « Des positions très conservatrices alors qu’il s’agissait de besoins exprimés par les personnes d’avoir de nouveaux outils », souligne le militant.
Si, aujourd’hui, U = U et la Prep sont plébiscités, approuvés et promus par tous-tes, le témoignage de Bruno Spire montre que le chemin a été long et controversé. Le militant et chercheur a conclu son exposé sur une note optimiste : « Malgré toutes ces controverses, les chercheurs en sciences sociales nous ont quand même poussé à formaliser nos hypothèses et nos procédures (…). On a tout écrit ! Cela nous a obligés à une certaine démarche qualité que nous n’avions pas avant. Aujourd’hui, je vois plein de jeunes chercheurs en sciences sociales pour qui les associations ne sont plus une menace ou un enjeu de compétition. Et ça, c’est un grand espoir pour l’avenir ».
Archives de AIDES : tout commence en 1994
Une des tables rondes de la matinée était consacrée aux « Stratégies d’archivage et aux identités associatives » avec les interventions de Magalie Moysan (enseignante-chercheuse en archivistique à l’Université d’Angers) et Morgane Vanehuin (archiviste à AIDES). Dans sa présentation, Magalie Moysan a expliqué que les questionnements autour des archives de AIDES ont commencé à l’occasion du dixième anniversaire de l’association en 1994 et la publication du livre AIDES, solidaires d’Emmanuel Hirsch. Cet imposant ouvrage (710 pages !), dont une réédition est prévue à la fin de l’année, tient à la fois de l'esquisse historique, de la réflexion éthique et du témoignage brut. Il relate la genèse et les premières années de AIDES.
En 1999, AIDES, par l’intermédiaire de Daniel Defert, fait un premier dépôt aux Archives nationales. En 2010, un projet de fond de dotation est piloté par Michel Bourrely (docteur en pharmacie et ancien directeur de AIDES). Le projet sera finalement abandonné, mais le poste d’archiviste, crée à cette occasion, reste dans la structure. En 2013, une nouvelle convention est signée avec les Archives nationales. Pour Magalie Moysan, les pratiques d’archivages reflètent avant tout les positionnements militants et les stratégies associatives, mais les archives occupent toujours une place périphérique et la dimension personnelle est importante dans les choix en matière d’archivage.
"Comment peut-on archiver dans une association toujours en activité ?"
Morgane Vanehuin poursuit avec une analyse fine des archives chez AIDES. Pour la militante, il s’agit de ne pas sacraliser les archives qui ne sont pas une matière abstraite, sacrée ou naturelle. Elles passent par des processus sociaux et nécessitent un esprit critique et une forme de distance. Dans sa présentation, l’archiviste de AIDES fait un retour d’expérience en partant de ses constats et en explorant les solutions mises en place. L’ensemble de ces éléments ont des conséquences très concrètes, y compris pour les éventuels-les chercheurs-ses en en sciences humaines et sociales qui souhaiteraient accéder à ces archives. Parmi les problématiques évoquées par Morgane, se pose la question : « Comment peut-on archiver dans une association militante toujours en activité ? ». Il y a aussi la question de la multiplicité des supports (papier, vidéos, numérique, etc.). Morgane souligne le fait que le cadre réglementaire (archives privées, règlement général de protection des données ou RGPD) ont des conséquences concrètes sur la gestion des archives et "qu’il existe des différences fondamentales entre un fonds d’archives publiques et un fonds d’archives privées gérées par une structure privée (ce qui est le cas de AIDES)."
Pour autant, les archives de AIDES ne sont pas dénuées d’atouts, comme un espace de stockage conséquent (cinq caves), un poste d’archiviste professionnel-le en CDI, une convention-cadre avec les Archives nationales qui permet de penser le devenir à long terme des archives et un objet social qui intéresse et motive les « producteurs-rices d’archives ». La militante cite aussi la façon dont la structure valorise ses archives avec la rubrique « Mémoires vives », dans Remaides, mais aussi une communication interne et externe. Pour Morgane, un des enjeux est de « sortir l’archiviste de ses caves ». Un autre est d'accompagner les militants-es à se (re)approprier les archives. Cela passe par un accompagnement au quotidien des militants-es dans leurs différentes demandes et un accompagnement aux actions de valorisation des archives (expositions par exemple).
Remettre du politique dans la technique d'archiviste
La militante illustre ce besoin d’accompagnement en diffusant un extrait d’un témoignage dactylographié d'un militant breton datant de… 1994 ! « Il est toujours difficile de refaire l'archéologie d'une institution, quand tant de volontaires des débuts ont quitté l'association, quand, dans l'urgence des tâches, les documents n'ont pas été déposés, archivés. Le descriptif, la narration seront forcément lacunaires. Le rédacteur de ces lignes est arrivé à l'association AIDES-Armor en mai 1988, un an après sa création. Il se rappelle avec précision les temps forts, mais sa mémoire, pour aussi fidèle qu'elle veuille être, peut lui jouer des tours ». Morgane Vanehuin conclut sur la nécessité de « remettre du politique dans la technique d’archiviste » en travaillant sur trois axes en lien avec le conseil d’administration de AIDES : la prévention de la perte d’archives (organisation de la fonction), la conservation à long terme (penser le devenir des archives) et la transmission histoire et mémoires (valorisation interne et externe).
Morgane Vanehuin, archiviste de AIDES (© Fred Lebreton)
"Baiser sans capote, ça vous fait jouir ?"
Une des tables rondes de l’après-midi était consacrée à la prévention du VIH : « De la capote à la Prep, AIDES au centre des transformations de la prévention ». Gabriel Girard, sociologue de la santé à l’Inserm et expert de la santé sexuelle des hommes gays/bis, est revenu sur les débats qui ont animé, voire divisé le milieu de la lutte contre le VIH au moment de la période dite du « bareback » (évoquée par Bruno Spire plus tôt). L’occasion pour le chercheur de se replonger sur sa thèse de sociologie des enjeux de la prévention du VIH (2006-2012) financée par l’ANRS et par Sidaction.
Gabriel Girard revient sur le contexte épidémiologique préoccupant de la fin des années 1990/début des années 2000 avec une augmentation des pénétrations anales non protégées par un préservatif chez les HSH (hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes). La tension/question de cette époque était de savoir s’il s’agissait d’une forme « d’irresponsabilité ou la transformation d’un paradigme de prévention uniquement fondé sur le préservatif ». Cette période est aussi une période très clivante et conflictuelle dans le milieu communautaire LGBT/VIH. De fortes tensions naissent entre AIDES et Act Up-Paris. Cette dernièreprône le tout capote, tandis que AIDES promeut des stratégies de réduction des risques sexuels complémentaires et alternatives. Pour illustrer son propos, le sociologue diffuse à l’écran la fameuse affiche controversée d’Act Up-Paris datant de 1999 avec le slogan : « Baiser sans capote, ça vous fait jouir ? ».
Gabriel Girard explique comment le Rapport Lert-Pialoux a été un tournant pour la prévention du VIH en France en 2009. Suite à la mission sur les nouvelles méthodes de prévention que leur avait confiée le directeur général de la Santé, Gilles Pialoux et France Lert ont rendu public le 27 novembre 2009 leur rapport « Prévention et réduction des risques dans les groupes à haut risque vis-à-vis du VIH et des IST ». On peut y lire pour la première fois en France l’intégration de l’approche « Treatment as Prevention (Tasp) ». « Un rapport qui a dépassionné les débats et permis d’arriver à une forme de consensus », explique le sociologue.
Une approche compréhensive du risque
Gabriel Girard, qui était lui-même militant de AIDES lorsqu’il rédigeait sa thèse, est allé enquêter sur ce que les militants-es de l’association disaient de la prévention à cette époque en faisant ce qu’il qualifie de « sociologie de chez soi ».
Une façon pour lui de documenter des débats et une parole moins visibles dans l’espace public et médiatique. Un des arguments de sa thèse était que « la désignation du risque traduit des conceptions différentes de l’ordre social ». « Pour les militants d’Act Up-Paris, la remise en cause de la norme du préservatif à travers le bareback et la montée en puissance de la réduction des risques sexuels mettaient en jeu l’exemplarité et la responsabilité individuelle et collective des gays », pointe Gabriel Girard. « Pour les militants de AIDES par contraste, la réduction des risques articulait une approche compréhensive du risque avec une valeur incontournable de l’association, le non-jugement. Mais aussi une lecture scientifique de la prévention qui va préfigurer l’avènement de la prévention biomédicale avec le Tasp et la Prep ». Ces tensions sur le bareback et la réduction des risques sexuels occupent tout l’espace de débats au milieu des années 2000 jusqu’à saturation et « peut être jusqu’à empêcher un certain nombre d’évolutions », estime le chercheur. Il faudra attendre 2012 et l’essai Ipergay sur la Prep en France pour que la donne change enfin. Act Up-Paris décide alors d’intégrer le comité associatif d’Ipergay aux côtés de AIDES notamment. Douze ans plus tard, plus personne ne remet en cause les bénéfices individuels et collectifs de la Prep et du Tasp.
En conclusion de cette présentation passionnante, Gabriel Girard s’interroge : « La moralisation de la prévention et du risque est-elle derrière nous ? ». Il cite les débats actuels sur la Prep et surtout le chemsex qui continuent de polluer les enjeux de RDR. Des postures morales (voire moralisatrices) et des politiques de santé publiques qui n’en finissent pas de stigmatiser les usagers-ères…
"Nous avons besoin de la recherche, c'est vital pour nous"
En conclusion de cette journée de colloque, Marc Dixneuf, directeur général de AIDES, a souligné que le fait de se retrouver face aux chercheurs-ses qui ont travaillé sur AIDES était très intéressant : « Ces regards nous obligent à nous regarder très différemment ». Pour lui, cette journée a permis de partager des histoires individuelles et collectives : « J’ai entendu des choses aujourd’hui sur l’histoire de AIDES dont je n’avais jamais entendu parler. C’est aussi une histoire collective de la lutte ». Marc Dixneuf pointe le besoin d’avoir le regard fin et la finesse critique des chercheurs-ses. « Mais, ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de relations de pouvoir, de rivalité et de conflits », nuance t-il. « La démarche communautaire dans la recherche c’est changer les rapports de pouvoir entre les chercheurs et leur objet. Comme l’a dit Philippe Artières : "Nous ne sommes pas une matière. Nous sommes des sujets sachants" ». Le directeur de AIDES explique qu’il y a souvent un rapport de force ou de domination entre la personne qui enquête et celle qui est l’objet d’une enquête. Il rappelle la nécessité de documenter une histoire des « conflits internes » à AIDES faite à partir des archives. Il cite, en exemple, la création d’Arcat en 1985 ; association qui est née d’un conflit interne à AIDES sur la place des médecins dans la structure. Il évoque aussi conséquences de ce conflit sur le long terme : « Je suis arrivé à AIDES en 2015 et lors du congrès à Nice, un des gros sujets de débats internes était de savoir si on allait embaucher des médecins dans des centres de santé sexuelle. » Et le directeur de AIDES de conclure : « C’est extrêmement riche de s’offrir en tant que terrain de recherche. Cela nous aère le cerveau. Nous avons besoin de la recherche, c’est vital pour nous ».
« AIDES, 1984-2024 : Les transformations d'une association de lutte contre le sida »
Le 14 novembre prochain parait aux Presses universitaires de Lyon (Collection Sexualités), le livre AIDES, 1984-2024 : Les transformations d'une association de lutte contre le sida. Cet ouvrage analyse dans le détail la manière dont AIDES a été façonnée et s'est réinventée tout au long de son histoire, pour faire face aux défis d'une épidémie toujours active. L’ouvrage s'appuie sur des méthodes ethnographiques d'observation participante et d'entretiens approfondis avec le personnel et les volontaires de l'association. « De cette enquête, à laquelle Camille Spire, la présidente d'AIDES, réagit en postface, il ressort que cet espace associatif, au même titre que d'autres, se professionnalise et ne parvient pas toujours à se protéger de mécanismes inégalitaires structurant le reste de la société. Mais c'est aussi un lieu où s'expriment des aspirations à préserver l'héritage de ses fondateurs et à faire contre-société », explique l’éditeur.
Afin de refléter le caractère collectif de l'analyse des données et de la rédaction de cet ouvrage, les auteurs-rices ont choisi de le signer d'un seul nom, celui qui s'est imposé au fil des années comme le « nom de code » du projet : EthnoAides. La direction de l'ouvrage ainsi que tous les chapitres sont donc signés par ce collectif, constitué de Laëtitia Atlani-Duault, Charlotte Floersheim, Gabriel Girard, Léo Manac'h et Clément Soriat.